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EAN : 9782330061258
667 pages
Actes Sud (06/04/2016)
4.36/5   94 notes
Résumé :
Voici un livre capital, best-seller au États-unis et en Grande-Bretagne, en cours de traduction dans plus de dix pays, commis par l'un des intellectuels les plus influents selon le New York Times, initiateur d'Occupy Wall Street à New York.

Un livre qui remet en perspective l'histoire de la dette depuis 5000 ans et développe une approche totalement nouvelle. Il démontre magistralement que le système de crédit précède la naissance de la monnaie et que ... >Voir plus
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Le livre qui a fait connaître Graeber au grand public, sorti dans la foulée de Occupy Wall Street en 2012. C'est un livre d'économie, rédigé par un anthropologue anarchiste. Et, fait remarquable, il est assez bon pour avoir forcé l'orthodoxie économique à revoir ses bases.

La thèse est la suivante : "On doit rembourser ses dettes" n'est pas un énoncé économique. C'est un énoncé moral.

Vous connaissez sans doute l'histoire : d'abord, les humains faisaient du troc. Puis ils ont réalisé que ce n'était pas pratique, et ont fini par inventer la monnaie. Avec la monnaie sont nés les comptes et, ensuite sont nées les dettes.

Or, nous dit l'anthropologue, une société qui pratique le troc à l'interne, ça n'a simplement jamais existé. Cette fondation même de l'économie contemporaine est fausse. Ce qui est réellement arrivé est l'exact contraire.

Imaginons un village qui n'a jamais connu l'argent. Ce village n'a pas vraiment de conception de la propriété, mais pour fonctionner, chaque membre de la communauté doit participer à la vie commune. Plusieurs chasses, certain reviennent bredouilles, mais mangeront avec ceux qui ont été plus chanceux. Quelqu'un est nul en chasse, mais est doué pour réparer les vêtements. Il est utile à la communauté.

Tout fonctionne en termes de dette morale. le village est assez petit pour que tout le monde se connaisse. Il n'y a pas d'échange pour ainsi dire, tout est mis en commun. S'il y a un profiteur, quelqu'un qui ne fait pas sa part mais mange celle des autres, cela ce saura. La personne sera exilée.

Mais voilà, le village prend de l'ampleur. Tout le monde ne peut plus connaître tout le monde. On s'échange donc des services. On prend des notes. Les dettes morales deviennent des dettes écrites.

"La soeur de Jacques avait besoin que je couds sa robe, je l'ai fait. Je ne la connais pas mais elle m'a invité à souper au printemps pour me remercier."

Et puis voilà, deux semaines plus tard, tu as besoin de graines parce que tes semences sont mortes. Un gars que tu ne connais pas en a. Tu lui en prends et lui laisse en échange le bout de papier qui promet le souper au printemps.

Ces dettes papiers circulent, changent de mains et au fil des ans, deviennent la monnaie.

(Je résume beaucoup. Graeber est plus convaincant que moi. Il a aussi des exemples empiriques pour supporter cette théorie. Notes pour le troc : ça a existé entre les différents villages, mais jamais dans leur fonctionnement interne, juste pour le commerce externe. Les seuls cas connus d'économies internes basés sur troc sont les endroits qui ont connu la monnaie, mais où elle a disparu. Dans bien des villages des provinces romaines, alors la chute de l'Empire, par exemple.)

**

Ainsi, la monnaie est elle-même essentiellement une dette. La livre Sterling anglaise, par exemple, est née d'une conciliation de dette de la monarchie qui a eu pour impact de faire disparaitre toute la monnaie frappées par différents seigneurs, et de la remplacer par celle d'un même créancier. Si vous me suivez bien : cela veut dire que 100% de la monnaie anglaise est une dette. À sa création, si le roi avait payé sa dette, il n'y aurait plus eu un seul sous en circulation.

Et puis ce n'est que très récemment que les dettes sont devenues inoubliables. Avant, un créancier pouvait être tué ou jeté en prison, ce qui effaçait la dette. le créancier plus malin pouvait même effacer lui-même une partie de ce qui lui était dû pour éviter que leur assassinat soit la solution à un problème politique.

Cela n'est plus possible aujourd'hui, alors que l'économie a pris le dessus sur le politique. Un pays qui devient démocratique doit reconnaître les dettes de son ancien dictateur s'il veut accéder au système financier mondial. Tout cela alors même que la dette mondiale est plus élevée que le total d'argent en circulation.

**

Finalement, le livre parle de solutions. Que faire des dettes?

L'une des solutions pragmatiques proposées est le rachat de dettes à bas coûts simplement pour les pardonner. Chose qui a été tentée par John Oliver à une certaine échelle en 2016 et qui a bien fonctionné.

Un article sur le sujet au cela vous intéresse :

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/785918/john-oliver-rachat-dettes-15-millions

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Le livre est très bien vulgarisé. Il est sérieux et très intéressant y compris pour des gens qui ne sont pas particulièrement anarchistes. Comme je disais, les économistes libéraux orthodoxes ont dû revoir leurs thèses, en réaction à ce livre.
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Ce livre imposant (mais accessible) est à la fois formidable et désespérant.

Je l'ai lu par effet d'aubaine : j'avais encore subi une discussion pénible avec un collègue à qui je tentais d'expliquer qu'un État n'est pas un ménage et que le problème des dettes publiques ne se pose et ne se résout pas de la même façon. Pénible parce que je patinais à expliquer clairement pourquoi, mes relents de souvenirs de keynesianisme s'embrouillaient dans mon esprit vieillissant. J'avais aussi remarqué, interloqué, que la dette publique, mantra de toutes les politiques en France depuis le virage de 1983 (sans parler de l'assassinat de la tentative de changement grecque par la finance internationale et l'Europe politique réunies), a soudain disparu des radars avec le Covid sans que cela n'émeuve personne. Bref : je lis une critique sur Babelio peu avant Noël et roule dans la hotte et dans ma PAL.

Et bien je n'ai pas été déçu !

Formidable parce que c'est un monument d'érudition associé à une théorie plutôt structurée utilisée comme grille de lecture.

Ce livre remet en question, pour ne pas dire démonte furieusement, l'ensemble de ce que nous sommes tous supposés tenir pour acquis sur le sujet. Et pas via de belles phrases ou arguments polémiques, mais en démontrant l'inanité des fondements des théories économiques au regard des faits historiques, des découvertes anthropologiques et du simple bon sens. Lesquels sont puisés aux quatre coins du monde et sur cinq mille ans d'histoire. Et organisés : l'auteur synthétise au passage les rapports humains sur une grille universelle (communisme, échange, hiérarchie) et démontre la place centrale du crédit et de la dette dans toutes les sociétés. Il expose en plus énormément de choses sur l'évolution du fonctionnement économique (et le rapport entre l'économie et la façon de concevoir le monde) de la plupart des civilisations depuis l'antiquité : Sumer et le Moyen-Orient puis le monde islamique ; la Chine et l'Inde au travers des âges ; pour l'occident, la Méditerranée antique, le moyen-âge européen, la révolution capitaliste et les temps modernes. Et c'est passionnant.

Désespérant parce que l'histoire de l'humanité n'est finalement qu'un long cortège d'atrocités avec juste quelques variations dans le niveau de violence. En gros, dès qu'on sort des groupes agraires isolés, c'est l'asservissement perpétuel de l'homme (y compris et en premier lieu de la femme) par l'homme avec comme arme idéologique la dette. Prétexte ou conséquence mais systématiquement : la dette. Et sur le temps long, il n'est pas évident que le niveau de violence ait tant baissé que ça, il ne faudrait pas que l'absence de guerres en Europe depuis 70 ans nous abuse (et encore, j'omets l'ex-Yougoslavie, l'Ukraine et autres ex-républiques soviétiques).

Bref, elle est pas jolie jolie la race suprême de la planète. En plus, sa dernière invention pour se martyriser les uns les autres, le capitalisme, l'emmène droit dans le mur.

Et c'est ballot : tout savant et structuré qu'il soit, Graeber avoue ne pas avoir de pistes pour s'en sortir. Je me venge : 4 étoiles seulement !
(Plus sérieusement : 4 étoiles parce que parfois, j'ai eu du mal à suivre. Soit qu'il m'ait pris pour plus intelligent que je ne suis, ou parce qu'il est parfois un peu embrouillé. Mais le voyage en valait la peine.)
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L'histoire de la monnaie m'a toujours fasciné : tenter de comprendre ce qui a poussé les individus à accorder de la valeur à des morceaux arbitraires de métal me plongeait dans un abîme de perplexité. Avec mes cours d'économie, j'ai accepté de bonne grâce l'explication de la raison de l'apparition de la monnaie, le désagrément de la double coïncidence des besoins (j'ai de la farine, je veux des chaussures : je dois trouver un cordonnier qui cherche de la farine, ou un boucher qui accepte de la farine en échange de viande, et un cordonnier qui échange de la viande contre des chaussures, etc.). Mais l'explication restait insatisfaisante : le besoin de monnaie n'explique rien sur l'entente générale sur le métal, et surtout, on prend l'histoire en cours de route : dans une économie basée uniquement sur le troc, personne n'aurait l'idée de se spécialiser dans un seul produit.

Aussi ai-je été plutôt surpris, et enthousiaste, quand l'auteur a balayé tout ça d'un revers de la main : cette explication tient du mythe fondateur, et ne correspond en rien à la situation historique. Tout comme d'ailleurs, la lente évolution proposée, troc – monnaie métallique – monnaie papier – monnaie virtuelle. Les premières économies sont fondées essentiellement sur la dette, et pas sur un échange immédiat : quand on a besoin de quelque chose, on le prend, et quand quelqu'un d'autre aura besoin de quelque chose plus tard, on lui donnera. Les communautés sont suffisamment petites pour que tout le monde se connaisse, et les abus sont empêchés par la pression sociale. Les paiements comptants ne sont exigés au départ que pour les étrangers de passage, et les individus en qui personne n'a confiance. Ce n'est que très lentement que l'argent va prendre la place de l'honneur et du respect de la parole donnée, en engendrant de sérieux problèmes moraux.

J'ai beaucoup apprécié cet essai, qui n'hésite pas à bousculer le lecteur, à remettre en cause des idées jusque là jugées évidentes. Là où j'avais toujours vu une histoire monotone et prévisible, l'auteur multiplie les hypothèses, les débats, des contre-exemples tirés des quatre coins du monde. J'ai été moins convaincu par sa lecture purement « monétaire » de l'histoire : on nous décrit parfois la naissance de philosophies, de religions, des grands massacres, comme des conséquences de simples histoires de dettes qui ont mal tourné. Mais enfin, dans l'ensemble l'essai était très rafraîchissant : il n'y a rien de mieux que de recevoir un bon coup de pied dans ses idées reçues au début d'un week-end.

Je tiens à signaler que j'accepte de troquer cet ouvrage contre un autre, mais j'en veux un en échange immédiatement, et d'un nombre de pages équivalent à celui-ci, soit 670 pages.
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Vous vous dites certainement…

Un livre d'économie sur la dette. Quelle idée ?!
Plus de 600 pages ! Quel calvaire !
5000 ans ! Quel intérêt ?
Un essai sur la finance ! Je n'y comprendrais rien !

Et bien j'ai trouvé cet essai de David Graeber passionnant et vertigineux et fascinant.
Pourquoi ?

En premier lieu, ce n'est un livre de finance économique.
Pas de formule mathématico-financière.
Pas de graphique (je crois qu'il y en a un ou deux, mais ils sont clairs et l'essentiel du propos n'est pas là) Pas de terme obscur. Il suffit de comprendre “prêt”, “dette”, “intérêt”, “gage” …
Mais je divulgâche un peu le livre en vous disant que l'on croit connaître ces mots courants … C'est un livre que je qualifierais d'économie humaine.

Tout d'abord David Graeber et un très bon conteur. Un conteur documenté, sourcé, qui s'appuie avec sérieux sur d'autres disciplines.

Un conteur malicieux qui parfois commencera par vous raconter de belles histoires de monnaie, de dette, de troc et de peuples primitifs. Histoires familières, déjà entendues ou même enseignées et pour pourtant parfaitement fausses ! David démonte impitoyablement ces beaux contes.

Mais un essai « 5000 ans de dette » même bien argumenté et écrit n'est pas quand même absolument rébarbatif ?

Pas du tout !
Pensez à la « dette » dans les religions, la morale, dans la rédemption chrétienne, les offrandes, l'accumulation de trésors par les temples et églises.
Quel que soit l'époque, le continent, la civilisation, la religion abordés, la dette est partout.

Sommes-nous dès la naissance débiteurs de dieux, du monde, de ses représentants, des autres hommes, des dirigeants, des états ? Les réponses apportées sont multiples et éclairantes sur notre propre rapport au monde.

La monnaie est aussi excellemment bien traitée dans ce livre.
Inventée, réinventée, rejetée, méprisée, convoitée, monnaies sociales, monnaies métalliques, monnaie étatique, monnaies privées.
Les implications de la monnaie sont immenses, multiples et graves.
Exemple : depuis quand, où et comment a-t-on donné un prix à la vie ?
Bien plus multiples, bien moins simplistes que les belles histoires de troc et de marché.

Une grande partie du livre traite d'un sujet capital.
Celle du gage ultime, du dernier gage qui reste au débiteur face au créancier.
Surtout si cette dette, la dette de sa vie ce n'est pas lui qui l'a engagé.
Le gage de sa propre liberté, de sa propre vie : l'esclavage.
Esclavage, dette et monnaies sont indissociables inextricablement liés.

De multiples chemins ont mené vers et hors de l'esclavage.
À différentes époques, sous différents systèmes économiques, sous différentes religions.
L'esclavage existe toujours. Il a laissé de profondes traces dans le capitalisme contemporain.

L'essai se termine sur le capitalisme et son fonctionnement si « naturel ».
David Graeber convoque de multiples domaines (histoire, sociologie, philosophie…) pour nous démontrer à quel point la dette est une convention qui pourrait être tout autre…

Bémols

Même bien écrit, le livre est dense.
Les éclairages donnés sont multidisciplinaires.
Beaucoup de passages méritent d'être relus non pas à cause de leur complexité ou hermétisme, mais à cause de tous les prolongements, conséquences qu'ils impliquent.
Les notes sont nombreuses et utiles.
Donc, prenez votre temps !

En conclusion

Un livre passionnant. Riche de points de vue moraux philosophiques, historiques multiples.
Des outils, des armes pour déconstruire qu'« Il est clair qu'on doit toujours payer ses dettes. »
Lien : https://post-tenebras-lire.n..
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Ne faut-il pas rembourser ses dettes ? Oui, ça tombe sous le sens non ? Eh bien pour peu qu'on prenne le point de vue de l'anthropologue, ça n'est pas si évident que ça ! L'histoire de la dette à travers les âges montre que la dette c'est la violence, c'est l'époque où la monnaie était virtuelle (la nôtre en fait !). Effacer l'ardoise permettrait de réorganiser nos sociétés avec l'optique d'échanges non violent, alors pourquoi devons-nous absolument rembourser nos dettes ?

Les réponses sont dans ce livre, elles diffèrent selon les périodes, c'est une obligation morale quand la religion s'en mêle (avec une dette impossible à rembourser dès la naissance), c'est une nécessité quand on est sous le pouvoir d'un autres (avec le risque d'être réduit en esclavage ou tué), mais cela résulte d'une convention humaine que nous pouvons changer !

L'ouvrage de Graeber couvre tellement de sujets que les résumer ici tient de la gageure ! Et les assertions habituelles d'économistes dézinguées ici rendent certains passages du livre assez jouissifs ! le troc comme moyen d'échange avant notre ère ? Une fable ! Des marchés sans Etat ? Impossible ! La dette ? Un lien social !

La démarche est on ne peut plus scientifique ce qui rend les faits évoqués difficiles à réfuter. Pas toujours simple à lire, mais donne tellement à réfléchir que ça en vaut la peine !
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critiques presse (2)
LaViedesIdees
11 février 2014
Dans son dernier livre, désormais bestseller international, l’anthropologue David Graeber analyse le rôle de la dette dans l’évolution de l’histoire humaine. Il s’intéresse tout particulièrement aux aspects moraux de la dette, et signale un retour des positions anarchistes, qui reflète une frustration grandissante par rapport à l’État et au marché.
Lire la critique sur le site : LaViedesIdees
Liberation
11 octobre 2013
C’est un gros livre rouge, imposant et important à l’heure où la Grèce n’en finit plus de rembourser ses prêts, où les Etats-Unis s’écharpent entre démocrates et républicains pour relever le «plafond de la dette» et où toute la planète semble étouffer dans une orgie de crédits. Dette, 5 000 ans d’histoire est à ne pas manquer [...].
Lire la critique sur le site : Liberation
Citations et extraits (110) Voir plus Ajouter une citation
Nous devons bel et bien aux autres tout ce que nous sommes. C'est la pure vérité. La langue dans laquelle nous parlons et même pensons, nos habitudes et nos opinions, les aliments que nous aimons, le savoir grâce auquel la lumière s'allume et la chasse d'eau fonctionne, et même le style de nos gestes de défi et de révolte contre les conventions sociales - tout cela, nous le tenons d'autres personnes dont la plupart sont décédées depuis longtemps. S'il nous fallait imaginer ce que nous leur devons comme une dette, elle ne pourrait être qu'infinie. Mais est-il vraiment raisonnable de penser cela comme une dette ? C'est toute la question. Après tout, une dette est, par définition, quelque chose que nous pouvons au moins imaginer rembourser. Il est assez étrange de souhaiter être quitte avec ses parents - cela signifie plutôt qu'on ne veut plus d'eux comme parents. Désirons-nous réellement être quittes avec toute l'humanité ? Quel sens cela pourrait-il même avoir ?
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Les idées modernes des droits et libertés dérivent de ce qu’on appelle, depuis l’époque - vers 1400 - où: Jean Gerson, recteur de l’université de Paris, a commencé à les formuler en développant des concepts du droit romain, la « théorie des droits naturels ». Comme Richard Tuck, le principal historien de ces idées, l’a relevé depuis longtemps, l’une des grandes ironies de l’histoire veut que cette approche théorique était défendue à l’époque non par les progressistes, mais par des conservateurs.
« Pour un gersonien, la liberté était une priorité et pouvait être échangée de la même façon et aux mêmes conditions que toute autre propriété » — vendue, troquée, prêtée ou cédée volontairement a un autre titre. Par conséquent, le péonage ou même l’esclavage ne pouvaient rien avoir intrinsèquement mauvais. Et c’est exactement ce qu’ont fini par affirmer les théoriciens des droits naturels. De fait, au fil des siècles suivants, ces idées ont surtout été développées à Anvers et à Lisbonne, villes qui étaient au cœur même du commerce esclavagiste émergent. Après tout, soutenaient leurs promoteurs, nous ne savons pas vraiment ce qui se passe dans les pays de l’intérieur, au-delà de ports comme Calabar, mais tout porte à croire - puisqu’il n’y a aucune raison fondamentale de supposer le contraire — que, dans les cargaisons humaines convoyées vers les bateaux européens, les gens, clans leur immense majorité, se sont vendus eux-mêmes, ont été cédés par leurs tuteurs légaux on out perdu leur liberté d’une autre façon parfaitement légitime. Pas tous, incontestablement, mais il y aura toujours des abus dans tous les systèmes. L’important, c’était qu’il n’y avait rien intrinsèquement contre nature ou illégitime à considérer que la liberté pouvait être vendue.
Bientôt, des arguments semblables ont servi à justifier le pouvoir absolu de l’état. Thomas Hobbes a été le premier à développer réellement ce raisonnement au XVe siècle, mais celui-ci est vite devenu un lieu commun.
L’Etat était fondamentalement un contrat, une sorte de transaction d’affaires : les citoyens avaient volontairement cédé certaines de leurs libertés naturelles au souverain. Et, pour finir, ces mêmes idées ont servi de base à l’institution essentielle qui domine notre Vie économique actuelle : le travail salarié, qui est, de fait, la location de notre liberté, au même titre que l’esclavage peut être conçu comme sa vente.
Ce ne sont pas seulement nos libertés que nous possédons ; une logique identique a fini par s’appliquer même à nos corps, qui sont traités, dans ces formulations, comme s’ils n’étaient pas réellement différents de nos maisons, de nos voitures ou de nos meubles. Nous sommes à nous, donc les autres n’ont aucun droit d’empiéter sur nous. La encore, cette idée peut paraître inoffensive, voire positive, mais elle prend une tout autre figure quand nous pensons à la tradition romaine de la propriété sur laquelle elle repose. Dire que nous nous possédons nous-mêmes est assez bizarre : cela revient à nous camper simultanément dans la position du maître et dans celle de l’esclave. « Nous » sommes les possesseurs (exerçant un pouvoir absolu sur notre propriété), mais aussi, d’une certaine façon, les choses possédées (objet du pouvoir absolu). La maison romaine antique, loin de s’être perdue, oubliée, dans les brumes de l’histoire, est préservée au fondement de l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes — et, là encore, comme pour le droit de la propriété, le résultat est si étrangement incohérent qu’il s’effiloche en une infinité de paradoxes dès que l’on essaie de comprendre ce qu’il pourrait vraiment vouloir dire en pratique. Tout comme les juristes ont passé un millier d’années a s’efforcer de trouver un sens aux concepts romains de propriété, les philosophes ont mis des siècles a tenter de comprendre comment il pourrait être possible pour nous d’avoir un rapport de domination sur nous-mêmes.
La solution la plus populaire - qui consiste à dire que chacun de nous a une chose appelée un ‘’esprit’’ entièrement séparée d’une autre chose nommée le ‘’corps’’, et que la première exerce une domination naturelle sur la seconde – contredit radicalement à peu près tout ce que nous savons des sciences cognitives. C’est une idée manifestement fausse, mais nous continuons à nous y accrocher, pour la simple raison qu’aucun de nos postulats quotidiens sur la propriété, le droit et la liberté n’aurait de sens sans elle.
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Mais il existe un facteur qui brille par son absence flagrante même dans les plus sensationnelles des théories du complot sur le système bancaire, sans parler des analyses officielles : le rôle de la guerre et de la puissance militaire. L’étrange aptitude du magicien à créer de la monnaie à partir de rien a une explication. Derrière lui se tient un homme avec un fusil
[….]
Depuis l’époque de Nixon, je l’ai dit, les plus gros acquéreurs étrangers de bons du Trésor américain ont été en général les banques de pays se trouvant de facto sous occupation militaire américaine. En Europe, l’allié le plus enthousiaste de Nixon à cet égard a été l’Allemagne de l’Ouest, où étaient alors cantonnés plus de 300 000 soldats américains. Dans les dernières décennies, c’est surtout l’Asie qui a retenu l’attention, notamment les banques centrales de pays comme le Japon, Taïwan et la Corée du Sud — qui sont tous, eux aussi, des protectorats militaires américains. De plus, si le dollar conserve son statut mondial, c’est en grande partie parce qu’il est, là encore depuis 1971, la seule devise utilisée pour acheter et vendre le pétrole, toute tentative de l’OPEP pour commencer à le négocier dans une autre monnaie suscitant la résistance farouche de deux de ses membres,
l’Arabie Saoudite et le Koweït — qui sont également des protectorats militaires américains. Quand Saddam Hussein a pris l’audacieuse initiative de passer tout seul du dollar à l’euro en 2000 — il a été imité par l’Iran en 2001 —, cette mesure a vite été suivie par les bombardements américains et l’occupation militaire. Sa décision de jouer contre le dollar a-t-elle pesé lourd dans la décision des États-Unis de le renverser ? Nul ne le sait, mais aucun pays en position d’opérer le même basculement ne peut ignorer cette possibilité. Le résultat chez les décideurs politiques, notamment des pays du Sud, est la terreur généralisée.
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[Un] chasseur de morses [...] s'était senti offensé quand l'auteur avait voulu le remercier de lui avoir donné de la viande - parce que les humains s'entraident et que, lorsque nous considérons quelque chose comme un cadeau, nous nous muons en êtres infra-humains : "Ici, nous disons qu'avec des cadeaux on fait des esclaves et qu'avec des fouets on fait des chiens."
"Cadeau" ne désigne pas dans cette phrase quelque chose qu'on donne gratuitement ; il ne s'agit pas de l'aide mutuelle des êtres humains entre eux, sur laquelle nous pouvons généralement compter. Remercier quelqu'un, c'est suggérer qu'il aurait pu ne pas agir de cette façon, donc que le geste qu'il a choisi de faire crée une obligation, un sentiment de dette - et par conséquent d'infériorité.
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Les marchés ne sont pas réels. Ce sont des modèles mathématiques, que l'on crée en imaginant un monde fermé où chacun a exactement le mêmes motivations et les mêmes informations et se livre au même type d'échange calculateur et intéressé. Les économistes savent bien que la réalité est toujours plus complexe ; mais ils savent aussi que, pour avoir un modèle mathématique, il faut toujours voir le monde un peu comme une bande dessinée. Il n'y a rien de mal à cela. Le problème surgit lorsque l'exercice permet ensuite à certains (souvent ces mêmes économistes) de déclarer que quiconque ignorera les diktats du marché sera invariablement puni ; ou que, puisque nous vivons dans un système de marché, tout (sauf les ingérences de l'État) est fondé sur les principes de la justice - notre système économique est un immense réseau de relations de réciprocité dans lequel les comptes finiront par s'équilibrer et toutes les dettes par être remboursées.
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Extrait du livre audio « Au commencement était...» de David Graeber et David Wengrow, traduit par Élise Roy, lu par Cyril Romoli. Parution numérique le 28 septembre 2022.
https://www.audiolib.fr/livre/au-commencement-etait-9791035409968/
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