À sa naissance en 1986, à Chicago, Pidgeon Pagonis – Jennifer de son prénom à l’état civil – présente un mélange de caractéristiques sexuelles féminines et masculines : des testicules non descendus, une absence d’utérus, la présence d’une vulve et d’un grand clitoris, ainsi que des chromosomes XY. Au bout de quelques mois, le diagnostic est posé : la petite fille (c’est ainsi que ses parents l’ont déclarée) est atteinte d’un syndrome d’insensibilité partielle aux androgènes. Autrement dit, le corps de Pidgeon Pagonis réagit faiblement aux androgènes, les hormones qui provoquent l’apparition des caractères sexuels mâles. Les médecins conseillent à ses parents de lui faire subir plusieurs opérations afin de lui “construire un appareil génital féminin”. Une histoire qui ne lui sera révélée qu’à l’âge de 19 ans. Jusqu’alors, Pidgeon Pagonis se considérait comme une femme et croyait avoir survécu à un cancer ayant entraîné une ablation de l’utérus.

Présenté lors du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH), son film autobiographique The Son I Never Had revient sur le choc de cette découverte du mensonge et sur la difficile quête d’identité qui a suivi. Courrier international s’est entretenu avec iel* à cette occasion.

Vous confiez au début de votre film avoir “commencé ce projet un million de fois”. Comment est né, au tout départ, le besoin de raconter votre histoire ?

Quand j’ai découvert mon intersexuation, pendant mes années d’université, j’ai lu ce qui m’était arrivé, enfant, dans les archives médicales [de l’hôpital où avait été conservé le dossier]. Puis j’ai surfé sur Internet et j’ai découvert que j’étais loin d’être un cas isolé. À ce moment-là, je me suis dit : “Il faut que ça cesse.” J’ai eu l’idée de partager mon histoire pour aider d’autres personnes intersexuées à se sentir moins seules, amener le reste de la population à prendre conscience du problème, et peut-être œuvrer à mettre fin aux pratiques scandaleuses qui persistent.

De quelles pratiques parle-t-on ici ?

Il s’agit des opérations chirurgicales non consenties, complètement inutiles du point de vue médical, pratiquées sur des enfants et de jeunes adultes intersexués. Y mettre fin est ma priorité absolue. Je ne suis pas antichirurgie, je suis pour la liberté de choix, pour la capacité d’une personne intersexuée à grandir, à disposer de son corps et à prendre ses propres décisions. Je pense que nous pouvons tous admettre que chaque être humain a le droit de disposer de son corps et de décider pour soi-même, particulièrement en ce qui concerne les organes génitaux ou la capacité à se reproduire, qui sont des domaines particulièrement sensibles.

Vous avez pris part, à Genève, à une table ronde organisée par le FIFDH, un festival ayant pour thème les droits humains. Pourquoi importe-t-il de faire du droit des personnes intersexuées à disposer de leur corps un droit universel inaliénable, reconnu comme tel au niveau international ?

Je pense que c’est important, car cela ouvre une porte. Jusqu’à une date récente, on voyait dans ces opérations non consenties un problème individuel qu’il fallait résoudre. Vous étiez juste quelqu’un qui avait eu une mauvaise expérience avec un médecin. Mais je pense que, à partir du moment où la communauté internationale reconnaît les droits des personnes intersexuées comme une question relevant des droits de l’homme, cela ouvre le débat. On peut ainsi dire à nos médecins et à nos chirurgiens : “Vous violez les droits de l’homme, et l’ONU est d’accord avec nous.” [En 2015, le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme a appelé les États à prendre des mesures pour remédier aux violations des droits des personnes intersexuées]. C’est un grand changement. Les opérations non consenties sur des personnes intersexuées sont assimilables à des mutilations génitales. Ces dernières suscitent un tollé quand elles se produisent dans une culture qui n’est pas blanche. Mais quand une culture blanche les pratique, on n’entend pas une telle indignation de la part de l’opinion, des politiques, ou même des médecins.

Vous relatez dans votre film avoir vous-même subi plusieurs opérations, enfant (une gonadectomie à l’âge de 9 mois, une clitoredectomie à 4 ans et une vaginoplastie à 11 ans). Quelles en sont aujourd’hui les conséquences ?

Il m’est presque impossible d’éprouver un orgasme, parce qu’on m’a enlevé tout le clitoris, à l’intérieur et à l’extérieur. Mon vagin lui-même ressemble à du tissu cicatriciel. Il est très serré, très inconfortable pour prendre du plaisir. Je ne considère même pas que j’ai un vagin, même s’il est là. C’est juste une source de douleur et de honte, cela n’a jamais été une source de plaisir. Je dois aussi prendre des hormones tout le temps, ce qui me coûte beaucoup d’argent et me donne l’impression d’être encore en pleine puberté, alors que j’ai 31 ans. Et cela rend très difficiles les rapports intimes avec quelqu’un d’autre.

On vous a diagnostiqué un syndrome d’insensibilité partielle aux androgènes. Pour autant, vous ne considérez pas souffrir d’une maladie.

Oh non, ni d’un syndrome, ni d’un trouble. Le problème en réalité, c’est le manque d’imagination de notre société actuelle, où nous avons du mal à penser et à comprendre le corps intersexué. La vaste majorité des personnes concernées n’ont pas de problèmes de santé. Il se trouve juste que, biologiquement, leur corps se situe ailleurs sur le spectre des caractères sexuels. Selon les estimations rapportées par les Nations unies, entre 0,05 % et 1,7 % de la population mondiale est concernée, ce qui représente, si l’on se situe dans la fourchette haute, une proportion à peu près similaire à celle des personnes rousses.

Comment expliqueriez-vous à un public non spécialiste la différence entre “intersexué” et “transgenre” ?

“Intersexué” est un terme générique utilisé pour désigner des individus nés avec des caractères sexuels que l’on ne peut pas simplement catégoriser comme entièrement masculins ou féminins. Il s’agit d’un état physique qui peut être inscrit dans nos chromosomes, nos hormones, nos organes génitaux ou nos gonades [ovaires ou testicules]. Nous, les personnes intersexuées, ne sommes pas rares, nous sommes seulement rendues invisibles. Derrière le terme “transgenre”, qui désigne des personnes dont l’identité de genre est différente du sexe biologique, il y a cette notion de genre qui correspond à l’idée que chaque individu se fait de lui-même, qu’il se considère homme, femme, ou non-binaire [la non-binarité pouvant recouper une multitude d’identités : sans genre, bigenre ou de genre fluide, pour n’en citer que quelques-unes]. Bien sûr, le genre repose aussi sur quelque chose de physique, mais c’est essentiellement dans la tête de chacun. C’est là que se situe la différence entre personnes transgenres et intersexuées. Les personnes intersexuées ont un genre. Certaines se reconnaissent en tant que femme ou homme, ou – comme c’est mon cas – de genre non-binaire.

Votre film utilise de nombreuses archives familiales, y compris des enregistrements de conversations que vous avez eues avec vos parents après avoir découvert votre intersexuation. Comment ont-ils réagi quand ils l’ont vu ?

Ils ne l’ont pas vu. C’est trop dur pour moi de le leur montrer. Je ne sais pas pourquoi. C’est très difficile de parler de tout cela avec ma famille. Je peux en parler avec des étrangers, mais avec mes parents, c’est difficile. C’est peut-être la raison pour laquelle j’en parle à n’importe qui d’autre.

* Nous employons ici le pronom “iel”, pour traduire le “they” anglais que souhaite voir utilisé Pidgeon Pagonis.