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Notre cerveau, un "Monsieur Jourdain" du calcul statistique!

Où l'on découvre que nous sommes tous des rois de la probabilité et de l'interprétation.

Nous ne voyons pas le monde qui nous entoure, nous construisons des vues plausibles

Depuis plus de trois semaines, je vous ai emmené dans une promenade guidée au sein des découvertes récentes de l’équipe de Stanislas Dehaene et des résumés qu’il a fait des travaux des autres.

Nous avons commencé par la découverte des neurones de la lecture qui nous ont initiés à l’art du bricolage et du recyclage. Puis ce furent ceux des nombres et de notre capacité non seulement à compter, mais aussi à subitiser - c’est-à-dire à savoir immédiatement, subitement - et à estimer des quantités.

Commença alors le voyage dans les volutes plus profondes de notre identité, ce en trois escales : l’inconscient cognitif et sa merveilleuse machinerie massivement parallèle, la conscience et son espace de travail global où se tissent les stratégies et se pilotent les mises en Å“uvre nouvelles, et enfin la métacognition et cette étrange capacité à nous dédoubler, en observateur de nous-mêmes, conscient de notre existence. Voilà maintenant la fin "provisoire" de ce voyage avec ce qui, je pense, est le plus étonnant, et peut-être le plus riche de conséquences, notamment pour le management des hommes et des entreprises : le cerveau statisticien.

En effet dans son cours 2012, Stanislas Dehaene va nous montrer que, sans le savoir, nous sommes tous, plus ou moins, des mathématiciens, et que notre cerveau n’arrête pas de calculer des probabilités, de faire des estimations et de choisir ce qui lui parait le plus plausible.

On ressort de cela avec la vision classique en miettes : contrairement à ce que l’on croît, nous ne "voyons" pas ce que nous regardons, ni n’"écoutons" ce que nous entendons. Entre les informations captées par nos sens et nos pensées, il y a toute une série de calculs, de choix et d’optimisations, qui se passent sans que nous en rendions compte;

Nous faisons sans cesse ce qui s’appelle des "inférences probabilistes", c’est-à-dire que, sur la base de ce que nos sens ont capté et de ce que notre expérience passée nous a appris, nous nous faisons une idée sur ce qui se passe et sur les significations éventuellement sous-jacentes.

Ces inférences sont omniprésentes dans tous les domaines de la cognition : perception, action, apprentissage du langage, reconnaissance des mots, inférences sur l’esprit des autres. Nous n'arrêtons pas de faire des interprétations et des calculs de probabilité, nous supposons par défaut que la lumière vient d'en haut, nous rajoutons des informations sur ce qui est perçu, nous avons des a priori sur le monde extérieur, a priori qui complète nos perceptions ambigües.

Bref, nous construisons ce qui nous parait plausible, ce qui s’appelle en théorie mathématique, l’inférence bayésienne.

Les inférences bayésiennes ou comment prévoir le passé à partir du présent

Voilà donc notre cerveau qui, à l’instar de Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, manipulerait sans cesse des statistiques, et ferait des inférences bayésiennes.

En paraphrasant les célèbres dialogues de Molière dans le Bourgeois gentilhomme, on pourrait dire en imaginant un dialogue entre Stanislas Dehaene et un grand bourgeois contemporain :

"Non, Monsieur : tout ce qui n'est point inférence bayésienne est certain; et tout ce qui n'est point certain est inférence bayésienne.

- Et comme l'on pense qu'est-ce que c'est donc que cela ?

- De l’inférence bayésienne.

- Quoi ? Quand je pense : "je regarde le ciel, et j’en conclus qu’il va pleuvoir", c'est de l’inférence bayésienne ?

- Oui, monsieur.

- Par ma foi ! Il y a plus de quarante ans que je fais des inférences bayésiennes sans que j'en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m'avoir appris cela."

Plus sérieusement de quoi s’agit-il ?

Faisons d’abord un flashback au XVIIIe siècle, à l’époque où le révérend Thomas Blayes, pasteur dans la journée, écrivit un ouvrage, une introduction à la doctrine des fluxions, et une défense des mathématiciens contre les objections faites à l'auteur de l'Analyse (sic !), ouvrage qui fut repris à sa mort par son ami Richard Price dans un essai intitulé Essai sur la manière de résoudre un problème dans la doctrine des risques.

Cet ouvrage institua ce qui fut appelé la "règle de Bayes" et qui est une forme d’inversion du raisonnement suivi dans les probabilités :

- Dans le calcul de probabilités, on cherche à avoir une idée du futur à partir de la situation actuelle : que risque-t-il d’arriver compte tenu de tout ce que l’on sait de la situation actuelle (y compris de la situation passée).

- Dans la "règle de Bayes", on cherche à partir de la situation actuelle et de tout ce que l’on en connait, à imaginer ce qui a pu exister avant, et conduire à cette situation.

Pour être plus clair, prenons le cas d’une urne dans laquelle on procède à un tirage :

- Si l’on procède à un raisonnement probabiliste, on va chercher à prévoir le futur tirage, et l’on va calculer les probabilités respectives, compte tenu du contenu de l’urne : si l’urne contient p boules noires, et q boules rouges, on pourra dire que l’on aura soit une boule noire, soit une boule rouge, et les probabilités respectives seront de p/p+q et q/p+q.

- Si l’on procède à une inférence bayésienne, on va partir des tirages observés pour imaginer quel peut être le contenu de l’urne. Donc dans ce cas, comme on aura constaté que l’on n’a tiré que des boules noires et rouges, on infèrera d’abord que l’urne ne doit contenir que des boules noires ou rouges. Ensuite en fonction du nombre de boules de chaque couleur, on infèrera le nombre de boules probables se trouvant dans l’urne.

Mais comme dans la projection vers le futur, sauf à avoir accès au contenu de l’urne, on n’a pas de certitudes :

- Ce n’est pas parce que, jusqu’à présent, on n’a tiré que des boules noires et rouges qu’il est certain qu’il n’y a rien d’autre dans l’urne.

- Le nombre de boules imaginé à partir du nombre de boules tirées n’est que le nombre le plus probable, ni plus, ni moins.

Ainsi les inférences bayésiennes sont une forme de probabilités à rebours. Comme si un joueur au casino voulait savoir pourquoi il avait gagné ou perdu !

Mais en quoi cela concerne-t-il notre cerveau ?

Le cerveau se ferait constamment une idée du futur qui l’attend

En quoi donc notre cerveau est-il concerné par les mathématiques bayésiennes et les calculs de probabilité ?

Voici de façon synthétique les raisons avancées par Stanislas Dehaene :

1) Ces inférences rendent compte des processus de perception : étant donné des entrées ambigües, notre cerveau en reconstruit l’interprétation la plus probable

En effet, notre vue ne transmet au cerveau qu’une photographie de ce qui nous entoure. Notamment la plus plupart de ce qui nous entoure est partiellement cachée, et nous n’en voyons qu’une partie. En tenant compte de la succession des images transmises (qui vont révéler une partie de ce qui est caché) et de ce que nous avons appris depuis notre naissance, le cerveau va interpréter ces informations pour nous permettre de comprendre ce qui nous entoure. Par exemple, si nous voyons la tête d’un ami dépasser d’un mur, nous allons inférer que cet ami est bien présent derrière ce mur.

2) Nos décisions combinent un calcul bayésien des probabilités avec une estimation de la valeur probable et des conséquences de nos choix

Prendre une décision suppose d’avoir construit une interprétation du monde qui nous entoure, ce à partir de ce que nous en percevons. Cette interprétation est issue de la valeur la plus probable, telle que calculée selon les mathématiques bayésiennes. Par exemple, si nous devons parier sur la couleur d’une bille tirée d’une urne, nous allons spontanément ne prendre en compte que les couleurs étant apparues lors des tirages précédents.

3) L’architecture du cortex pourrait avoir évolué pour réaliser, à très grande vitesse et de façon massivement parallèle, des inférences bayésiennes

Sur la base de ce qu’il connait, notre cerveau construit dynamiquement une projection du futur, tel qu’il devrait être, c’est-à-dire tel qu’il est le plus probable qu’il soit (codage prédictif). Ensuite, les informations issues de la situation réelle ne sont pas codées telles qu’elles apparaissent, mais en tant qu’écarts par rapport à cette prévision. Ainsi ce sont les différences et les nouveautés qui ont transmis (propagation des signaux d’erreur).

4) Le bébé semble doté, dès la naissance, de compétences pour le raisonnement plausible et l’apprentissage bayésien

Dès la naissance, nous serions capables de combiner de façon quasi optimale les a priori issus de notre évolution et les données reçues du monde extérieur. Ainsi la théorie bayésienne résoudrait le dilemme classique entre les théories empiristes et nativistes. L’apprentissage du langage, la reconnaissance des mots, et la théorie de l’esprit pourraient également être modélisés comme des inférences bayésiennes.

Telle est toute l’étendue de ce cours 2012. Vous percevez déjà l’importance des conséquences de cette nouvelle vision du fonctionnement du cerveau, ce notamment sur notre approche de l’incertitude : si notre cerveau est structurellement et intimement construit pour prévoir le futur à partir du passé et du présent, il n’est pas surprenant que nous ayons du mal à appréhender la nouveauté et les ruptures.

Tout ceci mérite bien sûr de s’attarder davantage. C’est ce que je ferai à la rentrée. Je reviendrai alors plus en détail sur ce cours 2012, et sur ces conséquences pour le management des entreprises.



 

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