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Des singes qui anticipent leurs besoins

Prévoyants, les primates? Certains parviennent à choisir des outils qu'ils utiliseront seulement des heures plus tard.

Qui oublierait de mettre son maillot de bain dans sa valise avant de partir au bord de la mer? Personne, ou presque. C'est que l'être humain est capable d'imaginer et d'anticiper le futur. Une aptitude qui constitue probablement un élément clé dans l'histoire de son évolution cognitive, et qui lui a certainement été d'une importance et d'une utilité cruciales pour sa survie. Et cela depuis qu'il taillait des silex dans les cavernes en vue de la chasse aux mammouths, il y a de cela des centaines de millions d'années.

Des chercheurs allemands avancent pourtant que cette capacité pourrait trouver des origines beaucoup plus anciennes, et ne pas être l'apanage de l'homo sapiens. Dans un article publié aujourd'hui dans la revue Science, ils décrivent que certains primates aussi sont assez malins pour mettre de côté des outils en sachant que ceux-ci leur seront utiles ultérieurement pour obtenir de la nourriture. Cette capacité de planification indiquerait que l'intervalle temporel dans lequel vivent ces singes ne serait peut-être pas limité au tout proche passé et au futur immédiat, comme on le pensait jusqu'alors.

Il est acquis depuis longtemps que certains animaux ont des comportements spécifiques visant à accroître leurs chances de survie. Exemples types: l'écureuil qui amasse ses noisettes pour l'hiver, l'oiseau qui construit son nid pour sa nichée, ou même le gorille qui utilise un bâton pour décrocher un fruit. «Dans notre étude par contre, des singes transportent des outils dont ils n'ont pas besoin dans l'immédiat, mais en anticipant que ce pourrait être le cas plus tard, expliquent Nicholas Mulcahy et Josep Call, de l'Institut Max Planck d'anthropologie évolutionnaire de Leipzig. C'est un détail important, parce que ce qui est thésaurisé n'est plus la nourriture elle-même, mais - étape antérieure dans le processus - un moyen de l'obtenir.» Ainsi les cobayes-primates seraient bel et bien capables de prévenir un besoin futur - avoir faim ou soif - qu'ils n'expérimenteraient pas forcément dans le moment.

L'expérience impliquait dix grands singes, cinq bonobos et cinq orangs-outangs. Dans une première phase, ceux-ci devaient apprendre à manipuler un ustensile pour obtenir d'un appareil des grappes de raisin. Plus tard, parmi une série d'objets, ils pouvaient en choisir un, qu'ils prenaient avec eux dans une salle d'attente d'où ils voyaient le distributeur à fruits. Une heure plus tard, ils accédaient alors à nouveau à ce dernier. Résultat: dans la majorité des cas, les sujets avaient choisi le bon outil, et sont allés chercher leur récompense après l'attente imposée. Dans une deuxième phase, ce délai ne durait plus une heure, mais une nuit. Pourtant, les résultats étaient tout aussi significativement positifs. Et dans une troisième étape, les singes ne voyaient même plus le distributeur à nourriture lors du choix de l'outil. Mais restaient aussi perspicaces.

Les chercheurs se sont alors demandé si leurs sujets n'agissaient pas simplement par association d'idées. Lors d'une quatrième période, ils ont donc, à l'issue de l'expérience, donné à la main les fruits aux singes, plutôt que par le biais de l'appareil. «Si les primates associaient simplement l'outil à la récompense, les résultats auraient dû être équivalents à ceux de la phase précédente», détaillent les chercheurs. Or non: les singes, parce qu'ils se rendaient compte que le distributeur avait disparu, délaissaient les outils, faisant dire aux scientifiques que ces performances reflétaient plus un processus de planification que d'apprentissage par association.

«Bien qu'elle ait été menée dans des conditions différentes du milieu naturel, l'expérience est sérieuse et intéressante, commente Marta Manser, professeure boursière FNS de biologie comportementale à l'Université de Zurich. Mais montrer que les singes planifient un tel acte ne signifie pas encore qu'ils soient réellement conscients de cette démarche.» Pour Françoise Schenk aussi, le vrai débat est là. Des recherches émergentes indiquent que se souvenir d'épisodes passés et prévoir des événements futurs liés à des connaissances acquises sont deux tâches qui sont associées à la même activité cérébrale. «En effet, la mémoire a un caractère très prospectif, résume la professeure en psychophysiologie à l'Université de Lausanne. Il se peut donc que la planification observée chez ces singes soit en quelque sorte «automatique», ou fonctionnelle, mais non asservie à un dessein prévu, comme les chercheurs le laissent à penser. Dès lors, postuler l'existence d'une conscience est-il même encore utile?»

Tous en conviennent: établir de manière univoque des capacités mentales complexes chez des animaux est très difficile. C'est pourquoi approfondir de telles recherches permettra peut-être de déterminer les limites de ces capacités simiesques. Nicholas Mulcahy et Josep Call ont d'ailleurs déjà leur idée pour aller plus loin: ils envisagent de vérifier si les singes, en plus de choisir un objet qui leur serait ultérieurement utile, se mettraient aussi en quatre pour le protéger de congénères tentant de le dérober.