Jeudi 17 avril, 15 heures. Dans la salle de réunion qui jouxte son bureau, Jacques Chirac a convoqué le premier cercle, son conseil privé, qu'il réunit régulièrement pour faire le point sur les questions politiques: Dominique de Villepin, secrétaire général de l'Elysée, Jean-Pierre Denis, secrétaire général adjoint, Maurice Ulrich, le vieux sage, Christine Albanel, l'une des plus anciennes collaboratrices, inspiratrice de centaines de discours, et puis le duo Jacques Pilhan-Claude Chirac.

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Officiellement, la décision de dissoudre n'a pas encore été prise. L'Elysée a même publié un communiqué pour affirmer que «les rumeurs [étaient] sans fondement». Mais, de l'avis de tous les proches du chef de l'Etat, «sa conviction est faite». Depuis le week-end précédent, dit-on. D'ailleurs, dès le lundi 14 avril, Dominique de Villepin, Alain Juppé et Jean-Louis Debré ont invité plusieurs députés à déjeuner et ont testé leurs réactions. Philippe Douste-Blazy, réputé pour son habileté à prendre le vent, s'est précipitamment rallié à la thèse de la dissolution.

La décision est donc prise. Mais le président de la République, qui a demandé un «délai de réflexion», continue d'affirmer qu'il n'a pas encore tranché. Simple mise en scène. Façon de laisser croire qu'il dispose encore de son libre arbitre. Or, à chaque heure qui passe, il semble davantage prisonnier de ce qui est, en fait, un piège.

L'enjeu de la réunion du 17 n'est plus, en effet, de déterminer s'il faut ou non dissoudre, ni même d'évaluer les chances de la victoire. Chirac est persuadé que la droite peut gagner. Question de flair, et surtout de pointages minutieux dans les circonscriptions. De toute façon, dans un an ce sera pis... L'enjeu, pour l'heure, c'est de trouver un habillage pour ce qui n'est finalement qu'un tour de passe-passe. Il s'agit de convaincre que, disposant d'une majorité pléthorique, il a besoin d'en changer pour faire de «grandes choses», comme il l'avait promis durant sa campagne. De justifier son revirement quand tout le monde a en mémoire ses propos du 14 juillet 1996: «La dissolution n'a jamais été faite pour la convenance du président de la République.» Mais encore? De proposer une fois de plus «une autre politique»? Chirac, tel un félin pris au piège, tourne en rond, se lève, s'assied, pose des questions. Il passe et repasse les arguments, ressasse toutes les hypothèses. «A-t-on testé ce thème sur notre électorat?» Il connaît la versatilité des électeurs. Le 2 avril, juste avant son départ pour Prague, alors qu'il s'entretenait avec Alain Juppé de l'hypothèse d'une dissolution, les internes clamaient sous ses fenêtres: «Chirac démission!» Il avait dû quitter l'Elysée toutes vitres teintées relevées, et le chauffeur s'était engouffré à vive allure rue du Faubourg-Saint-Honoré, en sens interdit.

En fait, le piège qui contraint Chirac à la dissolution se referme lentement depuis trois mois. Au début, il balayait l'idée d'un geste. Comme celle de changer de Premier ministre. Et puis, peu à peu, il s'est rendu à l'évidence. Certains députés, comme le RPR Philippe Briand, constatant la morosité du pays, avaient évoqué la dissolution dès les journées parlementaires du Havre, au mois de septembre 1996, pendant que d'autres réclamaient la tête de Juppé. Jacques Toubon, lui aussi, pense à la dissolution: «Nous n'avons pas eu d'état de grâce à cause des municipales, dont le résultat a été médiocre, surtout à Paris. A cause aussi des déficits, qui nous ont obligés à prendre des mesures d'urgence... Des élections anticipées peuvent nous donner une vigueur nouvelle.» Mais le chef de l'Etat ne veut pas en entendre parler: le respect des échéances avant tout. Question de style. C'est comme pour les essais nucléaires: Chirac président ne plie pas. Et puis, il a confiance en Juppé, il est certain qu'il obtiendra des résultats.

Au début de 1997, René Monory, conscient qu'on ne peut laisser la situation se dégrader jusqu'en 1998, mais qui a aussi compris qu'il n'est même pas possible d'évoquer l'idée d'un changement de Premier ministre, s'ouvre au chef de l'Etat de la nécessité de provoquer des élections anticipées. Il évoque les affaires judiciaires, les difficultés économiques, la morosité préélectorale. Il fait surtout un long plaidoyer en faveur de l'Europe. Il redoute que cette campagne, qui s'annonce longue et pénible, ne cristallise les angoisses antieuropéennes. Le président du Sénat pense également qu'il faut éviter que la France ne soit en campagne électorale au moment où il faudra négocier ferme avec les Allemands sur l'interprétation des fameux critères de Maastricht. Il en reparle avec Jacques Chirac à chaque déjeuner en tête à tête: le 18 février, le 5 mars, le 25 mars, le 12 avril...

Alain Juppé, hostile à la dissolution à l'automne 1996, change soudain d'avis au début de l'année 1997. Miracle de son opuscule Entre nous, les sondages remontent. La perspective d'une amélioration de la situation économique semble se confirmer. Or, comme dit l'un de ses proches, «l'idée d'un moment agréable est toujours plus forte que le vécu de ce moment». Le 19 mars, au lendemain de la conférence de presse de Lionel Jospin, Jean-Yves Chamard, député RPR de la Vienne, clame tout haut ce que tout le monde commence à penser tout bas. Il réclame des élections anticipées, afin de profiter de la «fenêtre de tir», après les «erreurs du PS sur l'immigration» et compte tenu de son «absence de programme économique». L'après-midi, à l'Assemblée, il fait passer un petit mot au Premier ministre et lui demande son sentiment. Juppé se retourne et acquiesce d'un signe de tête. L'idée est reprise par Jacques Baumel, mais elle fait long feu. Le terrain n'est pas propice: la grève des internes s'envenime, et on ne dissout pas au milieu d'un conflit social.

Fin mars, pourtant, en coulisses, les choses s'accélèrent. La note prospective du Budget fait état d'une situation financière qui se dégrade. Mauvaises rentrées de TVA. Accumulation de dépenses fâcheuses: amortissement de la dette de la SNCF, concentration de fins de plans d'épargne-logement, importants départs à la retraite dans la fonction publique... Sans parler du déficit de la Sécurité sociale. Le budget sera très difficile à boucler. La situation n'est pas pire qu'en août 1995, quand Juppé avait parlé de l'état calamiteux des finances publiques, mais comment justifier de nouveaux impôts ou un nouveau tour de vis?

Au même moment, l'Insee fait part de prévisions peu encourageantes sur le front du chômage. Le Premier ministre, à qui l'on a toujours reproché un manque de vision, a constamment répliqué: «Les gens sont las des grands discours; ce qu'ils veulent, c'est que le chômage baisse: je serai jugé aux actes.» Persistance du chômage, persistance du trou de la Sécu, persistance des déficits. Les perspectives sont sombres.

Le 29 mars, Le Point publie de nouvelles projections électorales, réalisées par l'institut de sondage Ipsos. La droite est donnée gagnante, avec une confortable avance: 343 sièges, contre seulement 204 pour la gauche. La tentation devient supplice de Tantale. Irrésistible dissolution...

Dans l'entourage du chef de l'Etat, l'unanimité commence donc à se faire sur la nécessité de provoquer des élections anticipées. Dominique de Villepin est convaincu de l'urgence: il faut précipiter le mouvement. Un temps, il a plaidé pour l'organisation d'un référendum, par essence très gaullien. Mais il est rapidement apparu que ce serait offrir à Pasqua, Villiers ou Séguin l'occasion de déterrer la hache de guerre contre Maastricht. Très vite, Villepin, proche de Juppé, se rallie à la thèse de la dissolution. Maurice Ulrich y est également favorable. Il affiche même une grande sérénité, persuadé que cette élection est gagnable. Selon lui, Juppé n'est certes pas très populaire, mais il n'existe pas à son encontre d' «antipathie active». Christine Albanel est sur la même longueur d'onde. Il faut une «redistribution des cartes», pour rompre avec l'atmosphère atone.

Mais c'est un autre proche qui va achever de convaincre le président: Jean-Pierre Denis. De petite taille, un faux air de général Alcazar dans Tintin avec ses cheveux gominés et ses sourcils marqués, les yeux pétillants d'intelligence, le secrétaire général adjoint est allé voir le chef de l'Etat dans la deuxième semaine d'avril - alors que Villepin était en vacances au Club Med à Agadir, au Maroc - pour s'expliquer sur son différend, devenu de notoriété publique, avec le secrétaire général. Enarque, diplômé d'HEC, responsable des dossiers industriels, proche des milieux patronaux, Jean-Pierre Denis a expliqué au président de la République que, s'il souhaitait quitter l'Elysée, c'était non pas, comme on le racontait dans Paris, par désir de pantoufler dans le privé, mais parce que la politique du gouvernement menait, à son avis, à l'impasse et qu'il ne supportait plus le caporalisme d'un secrétaire général interdisant tout débat de fond. Pour preuve de l'échec de cette politique, il a brandi les chiffres figurant dans la note du Budget. Il a plaidé, lui aussi, pour la dissolution et pour un infléchissement libéral. Denis est par ailleurs persuadé que cela nécessite un changement de Premier ministre et le choix d'un homme capable de donner un nouveau souffle.

Jacques Chirac, contrarié par cette rébellion, appelle alors son ami François Pinault, patron du Printemps, pour lui demander de ramener Denis à la raison. Depuis des semaines, sentant l'humeur morose de celui qu'il considère un peu comme sa mascotte - Denis fut le seul vraiment proche durant les heures difficiles de sa descente aux Enfers - Chirac ne cesse de lui manifester des égards. Ainsi, le soir du dîner privé organisé à l'Elysée pour fêter les 70 ans de Mstislav Rostropovitch, il le prend ostensiblement par le bras, expliquant urbi et orbi qu'il est son «meilleur collaborateur». Difficile de distinguer les intrigues de cour des intérêts réels du pays...

La démonstration économique de Jean-Pierre Denis a sans doute achevé d'ébranler Chirac, mais ce dernier hésite encore à franchir le Rubicon et à dissoudre. D'autant qu'à nouveau les sondages s'infléchissent en faveur de la gauche. Le matin du fatidique jeudi 17 avril, il reçoit une lettre d'Etienne Garnier. Le député RPR de la Loire-Atlantique - comme Pierre Mazeaud, président de la commission des Lois à l'Assemblée nationale - le conjure de ne pas dissoudre: «Ce ne peut être que ressenti par les Français comme la reconnaissance de l'échec de la politique menée depuis deux ans.» Et il réclame, à tout le moins, que la politique de rupture soit symbolisée par un changement de Premier ministre. Certes, Garnier est farouchement hostile à Juppé, qu'il a traité de «Premier ministre irréparable». Mais le franc-parler de ce chabaniste a souvent touché juste...

Mi-avril, le mouvement des internes s'essouffle: la voie est libre, il reste à déterminer le compte à rebours. Une bataille courte est plus favorable à la majorité sortante, mais elle accrédite l'idée d'une combine pour escamoter la campagne. Autre question: que faire de la grande loi sur l'exclusion sociale que l'Assemblée est en train d'examiner? Elle sera sacrifiée.

A force d'atermoiements, cette histoire de dissolution tourne à la farce. Le 17, en fin de matinée, à l'Assemblée, Philippe Séguin y va de son ironie, montrant une fois encore sa capacité à mettre les rieurs de son côté. Les députés ayant demandé l'annulation d'un débat sur le financement des campagnes électorales, le président de l'Assemblée quitte immédiatement son bureau de l'hôtel de Lassay pour prendre la présidence de la séance et déclarer: «Je crois comprendre que ce qui gêne mes collègues, c'est un certain parfum d'irréalité... Imaginons que l'événement auquel il n'a pas été fait référence intervienne la semaine prochaine, tout ce qui aura été fait dans le cadre de cet hémicycle serait sinon inutile, du moins juridiquement caduc!»

Séguin-qui-rit, en voyant l'impasse à laquelle a conduit la politique du gouvernement. N'avait-il pas prévenu Jacques Chirac au lendemain de l'élection présidentielle: «Il sera impossible de faire à la fois l'euro, la lutte contre la fracture sociale, la réduction des dépenses publiques et l'amélioration des conditions économiques des entreprises»? Mais Séguin-qui-pleure, aussi, parce que cette bataille législative sera celle de Juppé, tandis que lui doit, une fois de plus, attendre que Jacques Chirac ou l'Histoire veuillent bien regarder dans sa direction.

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