Julien Boyadjian : “Sur Internet, le FN joue double jeu : 'dédiabolisation' et radicalisation”

La stratégie web mise en œuvre par le Front national est schizophrénique si l'on en croit le chercheur Julien Boyadjian, spécialiste des usages numériques frontistes. A son avantage.

Par Jérémie Maire

Publié le 11 décembre 2015 à 14h22

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h05

Le Front national est le parti qui a sans doute le mieux compris les usages du Web. Plate-formes officielles pour le FN et le Rassemblement Bleu Marine, sites d’information, invasion très précoce et massive des réseaux sociaux (Facebook, Twitter et même le monde virtuel Second Life en son temps)... La formation d’extrême droite sait comment tirer à son avantage les forces et parfois les travers d’Internet. C’est ce que détaille Julien Boyadjian, docteur en science politique à l’université de Montpellier et chercheur associé au Centre d’étude politique de l’Europe latine, dans « Les usages frontistes du web », contribution au livre Les faux-semblants du Front national, sociologie d’un parti politique, ouvrage sous la direction de Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (Sciences Po Les Presses). Entretien.

Le FN a été la première formation politique française à se doter d’un site internet, en 1996. Comment peut-on l’expliquer ?

C’est une explication que le Front met lui-même en avant : durant longtemps, ce parti s’est dit censuré par les médias. Internet a été un moyen de contournement pour s’adresser à un large public, sans passer par le filtre des journalistes. Il est toutefois paradoxal de regarder la sociologie des militants et sympathisants du FN, notamment le public qui assiste aux meetings. Ils sont très peu sensibilisés à Internet et assez éloignés de ses usages. Lors de ses meetings, quand Florian Philippot parle de Twitter à une salle remplie de quinquagénaires ou de retraités, il a une petite phrase préparée pour expliquer ce qu’est ce réseau. Une grande partie du public militant FN ne va que très peu sur Internet. A contrario, les militants FN mobilisés sur le Web sont, eux, très actifs.

Qu’est-ce qu’a compris le FN que les autres partis n’ont pas saisi ?

Internet offre la possibilité de reprendre le contact avec les militants. Ce n’est pas le cacique qui va s’adresser à ses électeurs depuis un plateau télé. Un parti peut inciter ses militants à aller discuter sur les forums en ligne, par exemple. Le FN a commencé par se saisir du Web par opportunité et pour avoir un lieu d’expression. Aujourd’hui, Internet lui permet de jouer sur un double registre : sur la vitrine officielle du parti, le FN est une formation respectable et policée. Les comptes sur les réseaux sociaux des cadres montrent une communication lisse, normalisée et centralisée, qui évite les dérapages. Dans le même temps, le Front national laisse ses militants s’exprimer librement, afin de montrer aux internautes, aux Français ou aux sympathisants que le FN n’est pas un parti comme les autres et qu’il véhicule des discours très cash. Le FN externalise l’aspect radical de son programme à ses militants sur le Web : ils sont les porte-paroles d’un discours qui existe toujours au FN mais qui n’est plus mis en avant par le parti. Tout ceci est contrôlé.

Comment se traduit cette externalisation du discours radical ?

Cet aspect se retrouve par exemple dans les commentaires que laissent des internautes proches du FN sur des sites internet d’information générale. Le FN incite ses militants à publier et à être les plus actifs sur des sites où le public leur est a priori favorable ou qui ne sont pas marqués politiquement. En résumé, ils ne vont pas « troller » Mediapart, mais plutôt Le Figaro, la plateforme Yahoo! ou le blog de Jean-Marc Morandini. Ce ne sont pas des sites élitistes, ils s’adressent à tout le monde. La difficulté réside dans le fait que ces messages ne sont pas clairement signés. On suppose à la lecture qu’ils sont le fait de militants FN, sans pouvoir vraiment l’affirmer. Tout ceci n’est pas neutre, au contraire, c’est voulu : en ne mettant pas en avant l’appartenance au FN, on ne peut pas lui reprocher de laisser des militants avoir des propos diffamatoires sur Internet. C’est ainsi qu’on laisse voir que le FN n’est pas un parti comme les autres, avec « des gens qui pensent tout haut ce que les autres pensent tout bas ». Pour le FN, c’est un moyen de rassurer la frange la plus dure de son électorat. D’un côté, le large public et les futurs sympathisants et électeurs potentiels voient une image rassurante et normalisée du FN. De l’autre, en sous-main, il s’adresse toujours aux militants les plus durs. Cela assure un maintien des militants historiques qui pourraient être déstabilisés par une ligne totalement « dédiabolisée ».

Cette frange toujours radicale, que le FN a toujours entretenu même lors de son processus de normalisation, existe en marge, dans ce qu’on appelle la réacosphère. A-t-elle de l’influence sur les sympathisants ?

C’est difficile à quantifier. Cela dépend surtout des militants et de leur niveau de politisation. Pour connaître les sites de cette réacosphère, qui reprend les thèmes traditionnels du Front, il faut être inséré dans des réseaux militants d’extrême droite dont le nouvel électeur moyen du FN, pas forcément politisé, n’a pas connaissance. Ces sites-là peuvent avoir de l’influence auprès des militants de longue date. Pour caricaturer, les jeunes arrivés de Sciences Po par opportunisme ou par patriotisme économique ne peuvent se reconnaître dans cette nébuleuse. Elle parle aux militants d’extrême droit au profil classique. Toutes les franges et courants de pensée se retrouvent sur Internet, mais pas sur les mêmes plateformes. Le FN a d’ailleurs plutôt tendance à gommer ces courants de pensée sur les réseaux officiels et à proposer une parole homogène. Comme les organes papiers, du type Minute, ces blogs et sites d’information ont une relative autonomie politique par rapport au FN. Plus on s’immerge dans le Web, plus ces courants du FN peuvent s’exprimer. Et plus on peut trouver des candidats qui, sur leur compte perso Facebook, s’expriment en leur nom et dérapent.

Ces dérapages de candidats locaux n’ont pourtant pas l’air de porter préjudice au FN.

Si on en juge par les résultats électoraux, ce n’est pas un frein dissuasif. L’appareil du FN ne se donne pas forcément les moyens de contrôler l’intégralité des comptes des candidats aux différentes élections locales, même si cette surveillance permanente de pages de milliers de candidats demanderait de gros moyens. Un grand nombre de dérapages ont été observés, notamment par la presse. Mais tous ces cas ne sont pas passés devant la commission de discipline du parti. Le FN fait lui-même le tri entre les propos jugés scandaleux par la presse, ceux qu’il cautionne ou ceux qu’il décide de rejeter.

Captures d'écran des pages Facebook officielles du FN, de Marine Le Pen et de Marion Maréchal-Le Pen.

 

Captures d'écran des pages Facebook officielles du FN, de Marine Le Pen et de Marion Maréchal-Le Pen.  

Les autres partis plus traditionnels ont-ils autant besoin d’Internet que le FN ?

Il y a un enjeu stratégique, de concurrence. A partir du moment où l’attention des partis se portent les données métriques du Web, ils se retrouvent enrôlés de fait dans la compétition. Sur sa page Facebook, Marine Le Pen a beaucoup communiqué sur son nombre d’amis, pour inciter les gens à la suivre et ainsi devenir la personnalité politique la plus « appréciée » des réseaux sociaux. L’intérêt pour le FN est de valoriser cette donnée métrique comme un atout politique : selon le FN, si les Français suivent de plus en plus Marine Le Pen, c'est qu'elle peut ainsi être comparée aux autres candidats. De son côté, Nicolas Sarkozy a renchéri pour remonter son nombre d’abonnés, tout comme Hollande. Il y a un aspect compétitif impulsé par FN, qui est finalement propre à la politique. Sur Facebook, le FN est bien classé : 323 000 « likes » contre 148 000 pour Les Républicains et 115 000 pour le Parti socialiste. Marine Le Pen, elle, compte 876 000 likes. C’est moins que les 958 000 de Sarkozy mais plus que les 751 000 de François Hollande. Si des études ont mis en avant qu’il fallait faire attention à ces chiffres, car certains partis achètent de faux followers, cet indice est révélateur de l’importance d’être présent sur le Web et d’y être le premier. Le « like » ne signifie pas que Marine Le Pen génère l’accord et l’adhésion, mais du moins l’attention. Le FN a tout intérêt à dire qu’un « like » équivaut à une adhésion. Mais dans la réalité, ce n’est pas le cas.

Les comptes des cadres du parti, particulièrement suivis, tweetent comme les comptes des autres politiques. Cela signifie qu’ils sont devenus comme ceux qu’ils fustigent ?

Comme les autres partis traditionnels, ils ont délégué l’alimentation de leur compte personnel à des chargés de communication professionnels. Mélenchon, Hollande, Sarkozy ne tweetent pas personnellement tout le temps. Même chose pour Marine Le Pen, Florian Philippot et les autres. Le FN s’aligne sur cette professionnalisation de la communication, en faisant notamment la promotion de leurs passages dans les médias.

Quelle est la place du Web dans la hiérarchie de la communication du FN ?

Le Web est surtout un dispositif complémentaire : on n’accède pas au même public selon le medium qu’on utilise. Sur le Web, on parle plus difficilement à un public rural et âgé, contrairement aux marchés, par exemple. Le Web est un complément. Pour ce qui est d’Internet en lui-même, le FN fait une hiérarchie, notamment avec une lecture sociologique des réseaux sociaux. Sur Facebook, le FN sait qu’il va toucher un public plus populaire et apolitique que sur Twitter, réseaux où l’on trouve plus de gens travaillant dans les médias, la communication, à Paris ou dans des grandes villes. On y croise très peu d’employés, d’ouvriers, moins politisés, moins diplômés, à qui peut s’adresser le FN. C’est donc sur Facebook que le FN investit le plus d’énergie.

Capture d'écran de la page d'accueil du site LesPatriotes.net.

Capture d'écran de la page d'accueil du site LesPatriotes.net.

Le FN a mis en place plusieurs sites officiels, dont LesPatriotes.net. A quoi sert-il ?

C’est un réseau social du FN qui sert d’outil de mobilisation pour les militants. Le parti a voulu imiter le dispositif qu’a mis en place Barack Obama pour sa campagne de 2008 afin d’encadrer le travail des militants sur le Web, même si l’inspiration n’est pas revendiquée. Les inscrits ont chaque jour une mission à accomplir pour obtenir des points, surtout de la valorisation de contenu sur Internet : poster des vidéos, les faire retweeter, qu’elles aient un nombre de vues importants. Les animateurs du réseau font en sorte que figurer dans le classement du militant de la semaine soit une véritable fierté. C’est ce qu’a essayé de faire François Hollande en 2012 avec son site toushollande.fr. C’était la même idée : rationaliser le travail des militants, fournir des étapes quotidiennes pour quadriller le terrain numérique.

Ce système de « gamification » est très à la pointe. Comment le FN arrive-t-il à être aussi en phase avec les pratiques du Web ?

C’est parce qu’il laisse une plus grande autonomie et de marge de manœuvre à ses militants, connaisseurs et désireux de promouvoir le FN sur le Web, contrairement à d’autres partis. Le Front national a été l’un des premiers partis français à se doter d’un compte Twitter. C’est un militant cadre du parti qui, voyant le réseau prendre, l’a créé de sa propre initiative, sans forcément demander l’avis du bureau national du FN, car la consigne générale était de ne pas hésiter à envahir les réseaux sociaux. Il a commencé par l’alimenter lui-même. Ce n’est qu’un ou deux ans plus tard, quand Twitter a pris de l’importance avec la campagne de 2012, que le FN a repris en main la gestion du compte. C’est désormais la cellule communication qui s’en occupe. Dans les autres partis, la marge de manœuvre est amoindrie. Si un militant PS veut créer le compte officiel du parti sur un nouveau réseau social, il devra sûrement demander l’avis du bureau national.

A gauche, le site du Rassemblement Bleu Marine, à droite, celui de Les Républicains (captures d'écran).

 

A gauche, le site du Rassemblement Bleu Marine, à droite, celui de Les Républicains (captures d'écran).  

Le site du Rassemblement Bleu Marine (RBM) ressemble énormément à celui des Républicains, par exemple. Qui copie qui ?

Il y a interinfluence. Mais si on regarde la chronologie, le site des Républicains est apparu après celui du RBM, puisque ce parti a été créé bien après. Dans l’idée de mobiliser le plus grand nombre de militants sur Internet, en ayant recours aux techniques de fidélisation, de valorisation, etc., c’est un modèle plutôt efficace. II n’y a pas forcément de suprématie en terme de compétences numériques qui soit propre au FN.

Le FN a-t-il gagné la bataille de la communication sur Internet ?

Sur Internet, il y a une dimension – de moins en moins vraie – où l’anonymat fleurissait sur les forums et les blogs. Derrière un pseudo, la prise de parole est désinhibée, parfois à la frontière de la légalité. Cela a rencontré le besoin de militants, une jonction entre ces prises de position radicale et les fonctionnalités d’Internet : le FN et Internet se sont bien trouvés, c’était un vrai atout pour lui. L’anonymat n’apporte pas grand chose à un militant du Front de Gauche ou du PS, dans le sens où ces militants n’en ont pas besoin pour délivrer leur discours. Les autres partis politiques peuvent totalement reprendre la main : tout est une question de moyens humains et financiers mis en place pour s’imposer sur le web. Si demain, les Républicains, le PS ou de le Front de Gauche décident d’investir les sites web d’info où l’on retrouve le plus de commentaires de sympathisants de Marine Le Pen, cela peut être contré. Mais le PS ne va pas donner la consigne à ses militants d’aller envahir le blog de Morandini. Il n’y a toutefois rien d’irrécupérable.

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