Ingérence : comment la Russie a biaisé la campagne de 2016 au profit de Trump

Les présidents américain Donald Trump et russe Vladimir Poutine, interrogés sur l’élection américaine de 2016, lors d’une conférence de presse après leur sommet, le 16 juillet 2018 à Helsinki en Finlande.

Les présidents américain Donald Trump et russe Vladimir Poutine, interrogés sur l’élection américaine de 2016, lors d’une conférence de presse après leur sommet, le 16 juillet 2018 à Helsinki en Finlande. CHRIS MCGRATH/GETTY IMAGES/AFP

Intrusions informatiques, piratages des démocrates et faux comptes sur les réseaux sociaux : les agents russes ont su exploiter les failles du système américain.

« Ingérence numérique, mode d’emploi » : sous ce titre éloquent, la Fondation Jean-Jaurès publie une étude sur la façon dont la Russie a interféré dans l’élection présidentielle américaine de 2016 et favorisé Donald Trump au détriment de Hillary Clinton, interférence relevée dans le rapport du procureur Mueller en 2019.

Cette synthèse peut non seulement aider à mieux comprendre ce qui s’est passé, mais elle peut aussi servir d’avertissement pour d’autres échéances, et pas seulement aux Etats-Unis. L’auteur de l’étude, Roman Bornstein, de la fondation Jean-Jaurès, note en effet :

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« Dans l’ingérence russe, l’aspect le plus surprenant n’est pas l’ingérence et le problème fondamental n’est pas la Russie, mais bien ce qu’elle met en lumière : l’impréparation des acteurs du jeu démocratique occidental aux possibilités de manipulation offertes par la désintermédiation [par les réseaux sociaux notamment, NDLR] de la vie politique. Il s’agit donc ici de froidement décortiquer la facilité avec laquelle il a été possible d’exploiter le mode de fonctionnement des réseaux sociaux et de se jouer des mauvaises pratiques de la presse à l’ère de l’info en continu pour polluer les élections américaines de 2016. »

L’ingérence russe s’est appuyée sur trois outils : des tentatives d’intrusion dans l’infrastructure des systèmes de vote, la diffusion d’e-mails du Parti démocrate volés par piratage, et une campagne sur les réseaux sociaux.

Vote électronique, listes électorales : l’infiltration des infrastructures

Trente des cinquante Etats américains utilisent des machines de vote électronique, dont certaines ne conservent aucune trace papier des votes enregistrés, rendant impossible une vérification fiable, relève l’étude. Or ces machines sont vulnérables aux intrusions, les unes se servent de bornes wifi, les autres opèrent leurs mises à jour par des logiciels téléchargés sur internet. « Impossible de s’assurer que, sur les milliers de salariés concernés [des entreprises prestataires de ces ordinateurs de vote], aucun ne finisse par cliquer sur le lien d’un mail d’hameçonnage. »

Un rapport du Comité spécial du Sénat des Etats-Unis sur le renseignement, publié en juillet 2019, indique que la totalité des 50 Etats américains ont été victimes de tentatives de pénétration de la part de cyberacteurs russes avant l’élection de 2016. Les pirates russes n’auraient pas été en mesure de modifier les votes, mais ils étaient en mesure « de modifier ou de supprimer les données d’inscription des électeurs » : la radiation de noms à consonance de telle ou telle origine, dans un pays où vote et ethnie sont très liés, aurait pu modifier le scrutin.

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De même, dans un pays où le résultat dépend d’une poignée d’électeurs et d’Etats − Pennsylvanie, Wisconsin et Michigan ont basculé pour Trump, avec 0,2 % à 0,7 % d’avance en voix −, « il est ici parfaitement inutile d’avoir accès à l’intégralité des isoloirs du pays pour pouvoir manipuler le scrutin : s’introduire dans les systèmes informatiques de quelques circonscriptions dans deux ou trois Etats pivots serait suffisant pour orienter le résultat final », explique Roman Bornstein.

Le piratage des e-mails démocrates et l’aide de WikiLeaks

S’appuyant également sur le rapport Mueller, l’étude rappelle qu’à partir de mars 2016, des unités du renseignement militaire russe (GRU) se sont infiltrées dans les ordinateurs et les comptes e-mails d’entités de la campagne Clinton, dont son directeur John Podesta. Dès l’été 2015, les mêmes agents avaient pénétré dans deux structures du Parti démocrate, y volant des centaines de milliers de documents.

La diffusion des documents les plus gênants pour la candidate a ensuite été menée en simulant les méthodes des lanceurs d’alerte. « Signe de leur volonté d’avantager un camp au détriment d’un autre, les services russes avaient également pu pénétrer les ordinateurs du Parti républicain, mais n’ont pas publié leurs trouvailles. »

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WikiLeaks, dont le créateur Julian Assange veut empêcher la victoire de Clinton (« une sociopathe sadique, brillante et bien connectée », écrit-il dans des messages de novembre 2015 cités par le rapport Mueller), cherche à intervenir dans la campagne. Par l’intermédiaire d’un compte Twitter sous le nom de Guccifer 2.0, le GRU communique avec WikiLeaks pour lui fournir des contenus piratés et coordonner leur diffusion.

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En juillet 2016, alors que s’ouvre la Convention démocrate qui désigne officiellement Hillary Clinton, des dizaines de milliers d’e-mails internes du Parti démocrate sont publiés. Certains montrent des manœuvres internes contre Bernie Sanders, et comportent des injures contre lui et ses partisans.

A l’automne 2016, WikiLeaks et le GRU s’associent à nouveau : alors que des propos tenus par Trump en 2005, où il se vante « d’attraper les femmes par la chatte » grâce à sa célébrité, menacent de couler sa campagne, des e-mails de Podesta, le directeur de campagne de Clinton, sont diffusés. Levées de fonds, discours grassement rémunérés de Clinton devant des banquiers, tout leur contenu permet de rabaisser la candidate démocrate. Il est repris en version tronquée par des journalistes et par Trump lui-même – par exemple pour accuser Clinton de vouloir l’ouverture totale des frontières aux migrants, en s’appuyant sur un extrait où elle parle en réalité du réseau électrique.

WikiLeaks participe aussi aux thèses complotistes sur la mort de Seth Rich, un jeune militant démocrate tué par des voleurs. Assange promet une récompense pour toute information sur ce meurtre dont la presse de « l’alt-right » fait ses choux gras – prétendant que c’est une exécution ciblée pour le compte de Clinton −, alors que par la chronologie (WikiLeaks a reçu les e-mails démocrates plusieurs jours après la mort de Rich) Assange sait qu’il n’a rien à voir avec la fuite des documents. La Fondation Jean-Jaurès commente :

« Du début à la fin, ce versant de l’ingérence russe aura été un modèle de manipulation réussie. Le piratage des serveurs informatiques de son parti et des e-mails de son équipe a permis de collecter des informations compromettantes sur Hillary Clinton. En imitant puis en se cachant derrière WikiLeaks, les services russes ont donné à ces accusations une crédibilité instantanée et une plateforme de diffusion internationale. »

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Une vague de fausses infos sur les réseaux sociaux

Le troisième volet de l’ingérence russe dans la présidentielle américaine a porté directement sur les électeurs : la propagation, par des comptes créés sous de fausses identités sur les réseaux sociaux, d’une foule de messages de propagande. Elle a été mise en œuvre par une entreprise privée, l’Internet Research Agency (IRA), dirigée par Evgueni Prigozhine, un homme d’affaires proche de Poutine.

Fondée en 2013, l’IRA a d’abord lancé des campagnes en ligne contre les opposants russes et les nationalistes ukrainiens, noyant leurs comptes « sous un torrent continu d’attaques personnelles et de commentaires à la gloire du Kremlin », avant de se tourner vers les Etats-Unis. Ses employés écrivent des commentaires sur les réseaux sociaux ou les forums de sites de médias, rédigent des articles de blog, créent des vidéos YouTube, ou encore animent des comptes Twitter ou Facebook en se faisant passer pour des citoyens ordinaires.

L’IRA s’est aussi dotée de 50 000 bots, des comptes automatisés pouvant republier des contenus et leur donner ainsi l’impression de la popularité.

Des employés de l’IRA ont été envoyés en observation aux Etats-Unis en juin 2014 pour bien étudier leur contexte :

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« Se faisant passer pour des touristes, ils ont visité une dizaine d’Etats, suivant pendant trois semaines un itinéraire dont les étapes semblent avoir été choisies pour coller au plus près des fractures politiques nationales : frontière mexicaine confrontée à la crise migratoire (Californie, Nouveau-Mexique, Texas), communautés afro-américaines paupérisées (Louisiane, Géorgie, New York), Rust Belt désindustrialisée (Michigan, Illinois). »

Observant réseaux sociaux et médias américains, « sur chaque thème, à longueur de hashtags percutants, de messages en lettres majuscules et de photomontages voyeuristes, les trolls de l’IRA se positionnaient simultanément des deux côtés du débat et adoptaient les positions les plus extrémistes possible » : violences policières contre les Noirs, immigration, port d’armes, communautarisme…

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Les comptes créés par l’IRA ont feint, pendant plusieurs mois, d’être ceux de citoyens américains ordinaires, certains militants et d’autres plus neutres, avant de glisser au fil du temps vers des messages de plus en plus ciblés. A partir de 2015, l’agence a complété ces comptes (près de 4 000 sur Twitter) par des profils ouvertement militants, notamment en usurpant le nom de véritables organismes. L’un d’eux se présentait comme affilié au Parti républicain du Tennessee : il a publié 10 000 messages et attiré 147 000 abonnés, qui ont partagé ses publications à plus de 6 millions de reprises.

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La stratégie de ces comptes leur a permis d’être repris, et ainsi crédibilisés, par de nombreuses figures de la campagne Trump – dont le candidat lui-même –, de l’extrême droite, des médias, et même par le PDG de Twitter… Leurs tweets ont été également repris par des médias, certains connus pour leurs méthodes douteuses (Breitbart News, alors dirigé par Steve Bannon, Fox News, Russia Today…) mais d’autres plus prestigieux comme le « Washington Post », le « New York Times », etc. Roman Bornstein relève ce phénomène :

« Hypnotisées par les réseaux sociaux, croyant entendre dans le vacarme orchestré d’une minorité active le reflet d’opinions majoritaires, trop heureuses de pouvoir y trouver matière à travailler sans dépenser d’argent, la quasi-totalité des rédactions ont ainsi pris l’habitude de produire des articles et des reportages basés sur “ce que les internautes en pensent”. Couplées à la puissance des réseaux, ces mauvaises pratiques journalistiques sont une porte ouverte à la manipulation. Le talent de l’IRA aura été de le comprendre avant nous. »

L’agence a aussi déployé des faux comptes de médias locaux, simulant des quotidiens régionaux par exemple, et elle a utilisé la publicité ciblée – arme fatale de Facebook, qui permet d’innombrables filtrages (voire discriminations).

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L’étude de la Fondation Jean-Jaurès donne de nombreux exemples de messages complotistes, diffusés par les faux comptes russes, accusant de tous les maux la campagne Clinton, « les médias mainstream », le FBI, etc. Une « stratégie du chaos destinée à décrédibiliser le processus électoral pour paralyser la future présidence Clinton », et attaquer tous les candidats, sauf Bernie Sanders et Donald Trump.

D’après les chiffres transmis par les plateformes internet aux autorités américaines, au total l’IRA aura diffusé 10,4 millions de publications par l’intermédiaire de ses 3 841 comptes Twitter, 116 000 sur ses 133 profils Instagram, 80 000 sur ses 470 pages Facebook et 1 100 vidéos au travers de ses 17 chaînes YouTube.

Mais on ne saura jamais combien de dizaines de millions (126 millions sur Facebook) d’Américains qui y ont été exposés et ont pris leur décision à cause de ces contenus. Roman Bornstein conclut :

« Les services russes ont eu l’intelligence de déceler ces tendances politiques. Ils ont su manipuler le système médiatique et manier les outils numériques susceptibles de les accentuer, mais ils n’en sont pas les créateurs. Ils n’ont pas écrit les algorithmes des réseaux sociaux et ne sont pas responsables de la programmation des chaînes d’information continue. Ils n’ont fait que se glisser dans une porte dont personne n’avait remarqué qu’elle avait été laissée grande ouverte. »

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L’étude rappelle que cette affaire est loin d’être une histoire exclusivement russo-américaine.

« Les failles démocratiques et technologiques qui ont été exploitées aux Etats-Unis sont présentes dans la plupart des démocraties occidentales », affirme l’auteur, qui expose plusieurs cas de manipulations, de fausses infos et autres coups tordus numériques dans plusieurs pays. « A l’heure où la campagne américaine de 2020 est déjà lancée et alors que s’approche la présidentielle française de 2022, chacun doit l’avoir en tête : cette histoire ne fait que commencer. »

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