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Pourquoi la Russie a-t-elle abandonné Afrin ?

Moscou cherche à tirer profit de l’opération militaire turque contre les YPG à Afrin pour réduire l’influence américaine en Syrie et pousser les Kurdes à négocier avec Damas

La décision de la Russie d’abandonner la région d’Afrin, dans le nord-ouest de la Syrie, a gravement endommagé ses relations jusqu’alors cordiales avec l’administration dirigée par les Kurdes dans la zone.

Cet impact négatif était évident dans la déclaration publiée le 3 février par l’administration d’Afrin, qui exigeait que la Russie cesse d’apporter un soutien politique à l’offensive menée par la Turquie tout en tenant Moscou directement responsable de la mort de civils.

Cependant, cette escalade rhétorique est visiblement un prix peu élevé pour la Russie, qui semble disposée à le payer au vu des récompenses auxquelles elle s’attend. Selon la page Facebook de la base aérienne russe de Hmeimim, l’opération militaire turque Rameau d’olivier permet à la Russie d’atteindre trois objectifs : réduire l’influence américaine en Syrie, pousser les Kurdes à négocier avec Damas et renforcer l’interaction russo-turque. Mais la Russie peut-elle atteindre ces objectifs ?

La zone tampon de Moscou

La Turquie, avec le soutien des groupes rebelles syriens, a lancé l’opération Rameau d’olivier le 20 janvier dernier afin d’éliminer la menace que représente, selon elle, le Parti de l’union démocratique (PYD) dirigé par les Kurdes à Afrin et dans la région voisine le long de la frontière syro-turque.

Aux yeux d’Ankara, le PYD et son aile armée, les Unités de protection du peuple (YPG), sont pratiquement impossibles à distinguer des militants kurdes actifs dans son propre Sud-Est, où les autorités turques combattent depuis trois décennies l’insurrection du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), interdit en Turquie.

Quand Ankara a par le passé cherché à contrer l’autorité du PYD à Afrin, ses tentatives ont été contrecarrées par la Russie, qui fournissait implicitement une certaine protection à la région. Moscou dominait l’espace aérien de cette partie de la Syrie et y avait déployé ses forces en vue de créer une zone tampon entre les forces soutenues par la Turquie et les YPG.

Cette position continuera de miner les relations entre les États-Unis et la Turquie, donnant à Moscou davantage de poids dans les négociations

Outre la protection physique qu’elle apportait, la Russie préconisait ouvertement de reconnaître en tant qu’acteur politique à part entière l’administration kurde dirigée par les YPG et avait invité cette dernière à participer au processus politique visant à mettre fin au conflit en Syrie. Toutefois, changeant soudainement de politique, Moscou a retiré ses troupes d’Afrin – ce qui a été en grande partie considéré comme un feu vert donné à la Turquie pour qu’elle commence son offensive.

Affaiblir les États-Unis

L’opération turque contre les YPG, principal partenaire des États-Unis dans la lutte contre l’État islamique (EI), approfondit le fossé entre Washington et Ankara et sape l’influence américaine en Syrie.

Depuis le début de l’opération à Afrin, la Turquie a encore augmenté la mise, exprimant son intention de nettoyer tous les territoires détenus par les YPG le long de la longue frontière syro-turque à l’est de l’Euphrate.

Contrairement à Afrin – où les États-Unis ne sont pas intervenus, n’ayant ni présence militaire ni lien avec les YPG –, les zones que la Turquie veut cibler par la suite sont sous la protection et l’influence directe des États-Unis. Depuis la fin de l’année 2014, ces derniers sont fortement impliqués dans l’armement et la formation des Forces démocratiques syriennes (FDS), dirigées par les YPG, en vue de reconquérir les territoires de l’EI dans ces zones.

Kurdes syriens lors d’un enterrement de civils et combattants des YPG ayant perdu la vie dans les batailles avec l’armée turque dans la ville d’Afrin (AFP)

Bien que l’EI ait été vaincu militairement dans les zones désignées par la Turquie, Washington n’a pas l’intention de se retirer comme l’a fait Moscou à Afrin. Le secrétaire d’État américain, Rex Tillerson, a fait remarquer qu’un retrait américain précipité pourrait plonger le nord-est de la Syrie dans une nouvelle guerre et faire place à une résurgence djihadiste.

Washington espère également que la poursuite de son rôle sur le terrain renforce son influence en faveur d’une transition politique en Syrie et d’un endiguement de l’ascendant iranien.

Cette position continuera de miner les relations entre les États-Unis et la Turquie, donnant à Moscou davantage de poids dans les négociations. De même, les affrontements qui se poursuivent entre la Turquie et les YPG, à Afrin comme ailleurs, continueront d’affaiblir ces derniers sur le plan militaire et limiteront par conséquent l’influence des États-Unis dans le conflit syrien en général.

Négociations avec le régime syrien

Selon de nombreux responsables de l’administration kurde syrienne, la Russie a indiqué aux Kurdes d’Afrin qu’ils obtiendraient sa protection s’ils livraient leur région au gouvernement syrien. On rapporte que c’est quand la proposition a été refusée que la Russie s’est retirée de la région.

Malgré l’échec de cette première tentative, la Russie a un plan B consistant à tirer profit des opérations turques contre les YPG à Afrin jusqu’à ce que ces dernières acceptent de se soumettre à l’autorité des forces gouvernementales syriennes. Ce plan est clairement souligné dans la déclaration de Hmeimim : « La ‘‘menace turque’’ constante les poussera [les Kurdes syriens] à se chercher une place en Syrie, et ils le feront parce que Damas et Moscou peuvent offrir des garanties de sécurité turques. Pour ce qui est de leur existence indépendante, celle-ci ne les protégera pas des ‘’opérations anti-terroristes’’ menées continuellement par Ankara. Ainsi, le processus de reconstruction d’une Syrie unifiée sera facilité ».

À LIRE : Le véritable projet militaire de Poutine en Syrie

Bien que l’administration d’Afrin demeure réticente à l’idée de remettre la région à l’armée syrienne, les autorités kurdes ont publié une déclaration appelant l’armée syrienne à se rendre à Afrin et à confronter l’armée turque.

Il est peu probable que les YPG changent de position de sitôt car Afrin présente un terrain particulièrement difficile pour la Turquie, ce qui rendra la lutte longue et coûteuse pour l’ensemble des parties. Afrin est en effet une zone boisé, partiellement montagneuse et densément peuplée.

La région est également connectée à d’autres territoires tenus par les FDS dans le nord-est via des zones contrôlées par le gouvernement syrien, qui sont utilisées pour le convoi de renforts vers Afrin.

Améliorer les relations entre la Russie et la Turquie

Jusqu’à récemment, la Russie et la Turquie s’opposaient sur le conflit syrien. En novembre 2015, la Turquie a même abattu un avion de chasse russe qui avait prétendument violé son espace aérien. Cependant, cette dynamique a commencé à changer lorsque la Turquie s’est concentrée uniquement sur sa lutte contre l’influence des YPG en Syrie, laquelle était en train d’augmenter considérablement grâce au soutien des États-Unis.

En conséquence, la Turquie a publiquement présenté ses excuses à la Russie en juin 2016 et a participé au processus d’Astana proposé par Moscou.

La Russie a pu utiliser ses relations avec la Turquie pour contraindre les rebelles du nord de la Syrie à accepter un accord sur des zones de désescalade, en dépit des violations constantes commises par les forces pro-gouvernementales. En échange, la Turquie a été autorisée à lancer son opération Bouclier de l’Euphrate à Jarablus en août 2016 pour sécuriser sa frontière contre la menace de l’EI et des YPG.

Une confrontation ouverte entre la Turquie et les Kurdes de Syrie risque d’initier de nouveaux conflits secondaires, qui ne se limiteront probablement pas à ces deux acteurs

La Turquie a également réussi à faire pression sur un certain nombre de groupes rebelles et de personnalités de l’opposition afin qu’ils se rendent aux pourparlers organisés par les Russes à Sotchi, malgré les attaques continues du régime dans les zones de désescalade, notamment dans la Ghouta orientale et à Idleb. Permettre à la Turquie d’éliminer la menace qu’elle voit dans les YPG le long de sa frontière à Afrin renforcera davantage cette relation transactionnelle entre Moscou et Ankara.

Le retrait calculé de la Russie à Afrin, cependant, n’est pas dépourvu de risques potentiels. La déclaration de Hmeimim souligne que les objectifs de Moscou ne peuvent être atteints que si l’opération turque à Afrin ne se transforme pas en une confrontation longue et généralisée entre Ankara et les Kurdes syriens – similaire à la lutte contre le PKK en Turquie.

Or, rien ne le garantit, d’autant plus que la Turquie a déjà commencé à évoquer l’élimination de la menace des YPG dans d’autres régions syriennes.

Il a également été signalé que les YPG envoient des renforts depuis d’autres régions pour défendre Afrin. La tension croissante a entraîné des escarmouches limitées dans d’autres zones dominées par les Kurdes.

Une confrontation ouverte entre la Turquie et les Kurdes de Syrie risque d’initier de nouveaux conflits secondaires, qui ne se limiteront probablement pas à ces deux acteurs.

Haid Haid est un chroniqueur et chercheur syrien associé à la Chatham House. Il se concentre sur les politiques en matière de sécurité, la résolution des conflits, les Kurdes et les mouvements islamistes. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @HaidHaid22.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : de la fumée provoquée par des pneus brûlés pour bloquer la visibilité des avions s’élève de la ville d’Afrin, dans le nord de la Syrie, le 2 février 2018 (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

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