"Il y a des militaires qui votent à gauche, c'est une évidence. Mais la gauche pour laquelle ils votent est républicaine, poursuit-il. Si vous imaginez des militaires qui votent pour la gauche bobo, ça n'existe pas."

"Il y a des militaires qui votent à gauche, c'est une évidence. Mais la gauche pour laquelle ils votent est républicaine, poursuit-il. Si vous imaginez des militaires qui votent pour la gauche bobo, ça n'existe pas."

L'Express

Printemps 2017, coup de fil de Jean-Luc Mélenchon à un colonel, fraîchement retraité de l'armée de terre : "Si je gagne, serez-vous disponible ? " Réponse du haut gradé, qui nous raconte l'épisode sous couvert d'anonymat : "Commencez par gagner." Pendant dix-huit mois, à partir de l'automne 2015, le fondateur de la France insoumise multiplie les contacts avec la Grande Muette. Il déjeune plusieurs fois avec des généraux, notamment au Café des Officiers, en face de l'Ecole militaire, à Paris. Djordje Kuzmanovic, son conseiller défense d'alors, a organisé les agapes et l'accompagne. "Deux généraux nous ont dit qu'ils pensaient que ça se terminerait entre le FN et nous, et ils voulaient connaître notre positionnement, notamment vis-à-vis des enjeux de l'armée", nous raconte-t-il. Pendant la campagne présidentielle, un contre-amiral, par ailleurs soutien de la Manif pour tous, relit les propositions du candidat et livre des informations sur la situation en Syrie. A cette période, l'homme de gauche déjeune également avec Alain Juillet, ancien directeur du renseignement de la DGSE, les services secrets extérieurs français. Le stratège accepte l'idée d'une poursuite du dialogue. Pour couronner le tout, Djordje Kuzmanovic est invité, le jeudi 20 avril 2017, trois jours avant le premier tour, dans l'Hexagone Balard, siège du ministère de la Défense, pour un tour du propriétaire. En passant devant le bureau de Jean-Yves Le Drian, ministre en poste, un des généraux qui fait visiter ose un clin d'oeil : "Peut-être bientôt le vôtre ? "

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Michel Goya, ancien colonel de l'armée de terre, confirme ce frémissement de 2017 : "La mise en avant du rôle de l'Etat et le souci d'assurer les missions régaliennes pouvaient concorder avec l'opinion de certains militaires, à condition qu'il y ait la sécurité parmi ces missions. Ils pouvaient plus les séduire qu'un discours de droite orléaniste qui les méprise et réduit leur budget." Ce temps semble aujourd'hui révolu. " Mes contacts n'ont plus de relations avec Mélenchon ", affirme Djordje Kuzmanovic, qui s'est lui-même éloigné de la France insoumise pour fonder le parti République souveraine. Cet ancien officier de l'armée de terre nous résume le rapport des militaires à la gauche : "L'armée, c'est un monde où les écarts de revenus entre le général et le soldat de rang sont faibles. Donc il y a un intérêt pour un discours sur les inégalités de richesse. Si vous leur parlez d'indépendance, de souveraineté, du rôle de la France dans le monde, ça leur plaît aussi. Mais si vous êtes sur l'intersectionnalité, le sociétal, ça ne leur parle pas du tout. " De fait, sous la Ve République, les militaires engagés en politique sont pratiquement tous de droite et du centre. Parmi les gradés qui ont embrassé une carrière d'élu depuis le retrait du général de Gaulle, en 1969, on compte le lieutenant-colonel Jacques Soufflet, premier ministre de la Défense de Giscard, le général Morillon, élu député européen sur les listes de François Bayrou, la capitaine de l'armée de terre Laetitia Saint-Paul, députée (LREM) depuis 2017, une palanquée d'élus locaux du Front national et... un seul parlementaire de gauche. Et encore, il n'exerce pas longtemps : le colonel Pierre Dabezies est élu député de Paris aux législatives de juin 1981... avant que son élection soit invalidée en décembre de la même année.

Passion Chevènement

L'ancien parachutiste des troupes de marine est ce qu'on appelle un "gaulliste de gauche". Sur son affiche de campagne législative figurent à la fois la rose du Parti socialiste... et la croix de Lorraine, l'emblème de De Gaulle. Un cas sans doute unique en son genre. Pour la présidentielle de 2002, il s'engage en faveur de Jean-Pierre Chevènement, qu'il a auparavant conseillé à Beauvau. Tout sauf un hasard. "Avec son discours souverainiste, Chevènement, c'est celui qui passe le mieux à gauche pour les militaires", résume Djordje Kuzmanovic. Le fondateur du Mouvement des citoyens cultive lui-même de longue date ce positionnement atypique. En 1977, lorsque France 3 lui propose de rédiger le scénario d'un film sur la personnalité historique de son choix, il opte pour... le colonel Louis Rossel, seul officier supérieur de l'armée française à rallier la Commune en 1871, fusillé pour ce motif.

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"Il y a des militaires qui votent à gauche, c'est une évidence", assure le général de gendarmerie Bertrand Soubelet. Brièvement engagé aux côtés d'Emmanuel Macron en 2017, l'ancien militaire est aujourd'hui vice-président du mouvement Objectif France, qui entend défendre les valeurs "d'ordre, de liberté, et d'audace". "Mais la gauche pour laquelle ils votent est républicaine, poursuit-il. Si vous imaginez des militaires qui votent pour la gauche bobo, ça n'existe pas." Une gauche "bobo" incarnée par exemple par Europe Ecologie-Les Verts, qui réalise ses meilleurs scores dans les grandes agglomérations. Le parti est peut-être celui que la troupe préfère agonir, surtout depuis la proposition d'Eva Joly, candidate du parti en 2012, de remplacer le défilé militaire du 14 juillet par un défilé d'enfants et d'étudiants. "La gauche véhicule ces dernières années des idées antimilitaristes, note Elyamine Settoul, maître de conférences au Conservatoire national des arts et métiers. Cela a certainement joué dans le nombre limité de militaires en sympathie avec elle."

Un désamour mutuel ?

Renversement frappant pour qui se souvient que la gauche n'a pas toujours cultivé une sourde méfiance à l'endroit des militaires. Sous la IIIe République, plusieurs ministres de la Guerre appelés par le très laïc Parti radical sont des haut gradés, comme le maréchal Lyautey, sous Clemenceau, ou le général Jean Brun, sous Aristide Briand. Plus saisissant encore, une partie de l'état-major du général Boulanger, ultrapopulaire et tenté par un coup d'Etat en 1888, est composée de militants d'extrême gauche, qui lui savent gré d'avoir rendu le service militaire obligatoire pour le clergé, d'avoir amélioré les conditions de vie des soldats et d'avoir évoqué des rapprochements entre l'armée et les mineurs en grève. Son principal conseiller n'est autre que le journaliste Henri Rochefort, anticapitaliste fervent, élu plusieurs fois député sur des listes d'extrême gauche. "Sous Boulanger, l'extrême gauche et l'extrême droite se rejoignent sur la question du nationalisme et sur une culture autoritaire commune", résume l'historien Pascal Ory, spécialiste de cette période. Deux éléments-clefs pour plaire aux militaires... aujourd'hui orthogonaux au logiciel de la gauche. A mesure que sa radicalité sociale a pâli tandis que son progressisme sociétal s'affermissait, ce côté de l'échiquier politique s'est donc logiquement aliéné la sympathie de la troupe.

Ce désamour limite aujourd'hui les vocations de jeunes gens dont le coeur penche à gauche. "De nos jours, l'engagement civique d'un jeune plutôt à gauche passe difficilement par un passage sous l'uniforme, note Christophe Pajon, enseignant-chercheur à l'Ecole de l'air. Il y a une forme de sélection sociale, d'autocensure qui fait que, dès le recrutement, une partie du spectre politique ne va pas se présenter à l'armée." De quoi faire du militaire de gauche une espèce de plus en plus rare.

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