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Comment l'extrême droite a inventé la "dédiabolisation"

L’historien Nicolas Lebourg* raconte la quête de respectabilité du FN, vieille obsession initiée par ses membres les plus radicaux

Nicolas Lebourg , Mis à jour le
Marine et Jean-Marie Le Pen, le 30 novembre 2014 au congrès du FN à Lyon.
Marine et Jean-Marie Le Pen, le 30 novembre 2014 au congrès du FN à Lyon. © Bernard/ABACA

La stratégie de dédiabolisation du FN ne date pas de Marine Le Pen . Mais à compter de 2002, elle et ses proches en ont écrit un chapitre essentiel. Peu avant le premier tour de la présidentielle , Bruno Gollnisch avait publiquement imaginé une qualification de Jean-Marie Le Pen pour le second, soutenu le 1er-Mai par de grands défilés populaires. Le candidat du FN obtient 16,86% des voix. Mais ce 1er-Mai-là, ce sont surtout les opposants, plus d'un million de manifestants dans la capitale, qui marchent vent debout contre lui. Au FN, nul n'a vu venir l'ouragan qui alors l'emporte. On meuble en critiquant l'hostilité médiatique. Jean-Marie Le Pen déclare lui-même qu'au-dessous de 30%, ce sera un échec. Il obtient 17,79%. Le seul élément qui paraît tenir face à l'effet de souffle, c'est ­Marine Le Pen, pour la première fois envoyée sur un plateau de télévision et qui crève l'écran.

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Le tournant du printemps 2002

Pour les frontistes, ces quinze jours de 2002 restent une humiliation. Ils n'avaient pas imaginé tel rejet. "On a critiqué notre campagne de deuxième tour, se remémorait dix ans après Bruno Gollnisch. Mais nous n'avons pas pu faire campagne au deuxième tour! Nous avons été totalement submergés." Pour de nombreux cadres, le moment est venu d'oser l'autocritique. Déjà, ceux-là avaient travaillé à recadrer l'image du candidat. Parmi eux, Louis Aliot , coordinateur de la campagne, avait rédigé une note exposant au vieux tribun comment "incarner l'homme du rassemblement en apparaissant comme le défenseur intransigeant de la République", en parlant laïcité, combat contre le multicommunautarisme, en se positionnant "socialement de gauche, économiquement de droite et nationalement de France" pour ne plus crisper et n'incarner la rupture qu'avec l'"établissement", et non entre Français.

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Une dédiabolisation voulue par les ultras

Aussi les rénovateurs ciblent-ils les éléments négatifs de leur offre politique. Les fameux "dérapages antijuifs" de Jean-Marie Le Pen? Oui, mais l'ex-numéro 2 Bruno Mégret aussi les pointait du doigt avant sa scission, en 1999. Or ces rénovateurs constatent que, trois ans après la rupture avec Mégret, on reproche encore au FN les obsessions raciales et la haine du métissage que fustigeaient déjà les mégretistes. Samuel Maréchal, le père de Marion Maréchal-Le Pen, plaide même pour que le parti prenne acte du caractère multiethnique et multiconfessionnel du pays. Enfin, les rénovateurs reprennent l'idée que les radicaux du FN expriment depuis des décennies : les nationaux-­catholiques ringardisent l'extrême droite, il faut en finir avec l'intégrisme et la réaction morale. Laïcité, tolérance envers l'avortement, affichage d'une modernité des mœurs : ­Marine Le Pen emprunte alors leurs thèmes aux radicaux pour pousser la tendance national-catholique à la scission, avec d'autant plus de détermination que cette dernière soutient Bruno Gollnisch dans la guerre de succession.

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Ils pensent qu'en affichant des membres afro-maghrébins le FN pourrait évacuer les accusations de racisme

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Ces radicaux soutiennent aussi la présentation républicaine et sociale : lorsque Jean-Marie Le Pen lance sa campagne 2007 à Valmy, ce sont Philippe Péninque, ancien néofasciste du GUD, et Alain Soral, pourfendeur du complot "sioniste", qui tiennent la plume. Ils pensent que le FN peut trouver des réserves de voix parmi les populations issues de l'immigration, et qu'en affichant des membres afro-maghrébins il pourrait évacuer les accusations de racisme. La dédiabolisation est donc paradoxalement d'abord une coproduction des ultras et des populistes… La stratégie fonctionne d'autant mieux que la majorité des médias épousent sans discernement le storytelling de Marine Le Pen : elle serait un nouveau FN face à Bruno Gollnisch, qui représenterait la vieille extrême droite. Les amis de Marine Le Pen épurent le parti : on exclut pour radicalité, oui… mais toujours des soutiens de l'ancien dauphin. Ce dernier tente d'ailleurs de resserrer la base autour de lui par des provocations sur la Seconde Guerre mondiale. Marine Le Pen lui fait une prise de judo : voici le notable lyonnais qui fustigeait le négationnisme dans les années 1980 présenté comme étant, lui, l'héritier du "point de détail". Victoire par K-O.

Deux modèles étrangers

Le FN a retrouvé des couleurs dans les médias. Mieux encore, les adhésions affluent. Pour passer au niveau supérieur, deux modèles sont à l'esprit. En Italie, le MSI néofasciste né en 1946 a enfin pu participer au pouvoir en réalisant, à partir de 1995, ce qui a été nommé sa "mue post-fasciste" : dénonciation du totalitarisme, de l'extermination des juifs d'Europe, etc. Marine Le Pen déclare que "ce qui s'est passé dans les camps" était "le summum de la barbarie", et cela marque les esprits. Mais au bout du compte, elle observe que le parti italien a disparu une fois installé au centre droit gestionnaire. Le vote pour l'extrême droite requiert de conserver une part de radicalité, au risque de l'extinction électorale. Les Pays-Bas paraissent ouvrir une nouvelle voie. Dans ce pays qui n'a pas de tradition d'extrême droite, celle-ci connaît de beaux succès sur une nouvelle ligne. En effet, Geert Wilders se déclare complètement en rupture avec les régimes d'extrême droite du XXe siècle en disant défendre les libertés des sociétés européennes et de leurs minorités socio-politiques (femmes, juifs, gays) face à ce qui serait le péril totalitaire d'un islamisme importé par les populations originaires des pays arabo-musulmans. De quoi cliver, mais en se présentant comme le champion des libertés.

Un succès et un désastre

Le mélange entre le néopopulisme néerlandais et le national-populisme frontiste est largement validé, en France, par l'opinion et l'électorat. Pour achever la mutation, la présidente du FN s'appuie sur Florian Philippot, censé représenter un changement de nature puisqu'il est énarque et s'est forgé une légende d'ex-chevènementiste. Elle fait le choix de l'économie : elle pense ainsi être enfin crédible et pouvoir rassembler sous son nom tous ceux qui craignent leur déclassement suite à la crise économique de 2008, ou qu'effraie la poussée migratoire de la crise des réfugiés créée par le conflit syrien. Cette étape connaît à la fois un succès et un désastre. Le succès : peu à peu s'esquisse une nouvelle ligne, que l'on peut qualifier de souverainisme intégral. Tous les problèmes sont ramenés à la globalisation, et celle-ci systématiquement liée à l'idée d'une orientalisation de l'Europe. Quant aux solutions, elles reposent toutes sur la souveraineté, déclinée économiquement, démographiquement, politiquement, culturellement. Cela apporte une réelle cohérence et cadre le discours sur les problèmes quotidiens, affirmant une vision du monde – une méthode discursive redoutable que seul Jean-Luc Mélenchon pratique également. Mais un programme basé sur la sortie de l'euro panique les retraités. Le manque de cohérence fait que ce que les sondeurs nomment les "professions intellectuelles" votent moins FN en 2012 qu'en 1988.

Un éternel recommencement?

Le bilan ne peut se faire sans un retour en arrière. La réputation des extrêmes droites avait été détruite en 1945. Dans les années 1960, on avait vu apparaître l'expression de stratégie de "désatanisation" dans les milieux néonazis. En 1971, le théoricien et stratège du mouvement néo-fasciste Ordre nouveau (ON), François Duprat, rencontre le chef du MSI. Lui-même ancien dignitaire fasciste, celui-ci explique au jeune Français qu'il faut se défaire de sa raideur et savoir pratiquer "un fascisme souriant". A son retour en France, Duprat reprend la formule auprès des militants et pousse à ce que ON élargisse la base par la création du FN. Au congrès de 1972, sur la base du rapport de Duprat, ON vote la création du FN. Les radicaux vont chercher Jean-Marie Le Pen, ancien député poujadiste, pour se… dédiaboliser. C'est ainsi : même à l'intérieur de l'extrême droite, on est toujours le diable de l'autre.

*Historien spécialiste de l'extrême droite. Dernier ouvrage publié : Lettre aux Français qui croient que cinq ans d'extrême droite remettraient la France debout, Les Echappés, 2016, 132 p., 19,90 euros

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