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Libération

Le retour du bonapartisme

par Alain Duhamel
publié le 22 août 2007 à 9h17

C'est bien connu : le gaullisme descend du bonapartisme. Cela allait de soi avec le général lui-même, archétype de l'homme providentiel, symbole du charisme plébiscitaire, souverainiste né, monarque républicain et trinité emblématique puisqu'il était à lui seul le roi, la République et la France. Georges Pompidou prolongeait plus prosaïquement cette filiation, avec moins d'épopée et plus de politique, mais en s'inscrivant nettement dans une forme d'empire libéral. Valéry Giscard d'Estaing, l'orléaniste, s'éloignait au contraire de cette tradition, sans cependant renoncer à être lui aussi un souverain élu, en quelque sorte un cousin par alliance de la branche bonapartiste. François Mitterrand feignait la rupture, tout en demeurant le plus bonapartiste des socialistes, au moins dans l'usage qu'il faisait des institutions et dans la représentation de son propre rôle qu'il affichait. Jacques Chirac, malgré son goût pour l'armée, malgré son talent pour l'occupation éternelle du pouvoir et malgré son audace en politique étrangère, était sans doute le moins bonapartiste des présidents gaullistes, ne serait-ce que parce qu'il acceptait d'être vaincu sans abdiquer. Avec Nicolas Sarkozy, c'est au contraire non pas Napoléon qui s'annonce mais le bonapartisme qui revient. Il s'agit d'abord, c'est l'essence même de sa victoire du 6 mai, de concilier rupture et consolidation, d'incarner à la fois l'ordre et le changement. Le jeune Bonaparte, général en chef de l'armée d'Italie, avait compris cela avant tous les autres : fatigués, exténués, épuisés par les secousses, les violences et les renversements constants de situation de la Révolution, les Français aspiraient à un retour au calme mais en aucun cas à l'Ancien Régime. Ils voulaient que les biens nationaux soient confirmés, que la propriété soit garantie, qu'un compromis intervienne avec l'Eglise catholique, que cessent les tumultes, les affrontements et les désordres, exactement ce que leur a offert le bonapartisme, au prix de l'instauration d'un régime autoritaire et plébiscitaire, garantissant la paix intérieure, faisant miroiter le prestige extérieur. Les circonstances ne sont évidemment pas comparables, mais après trente ans de crises enchevêtrées, les électeurs de 2007 voulaient tout à la fois rompre avec la décennie Chirac sans courir d'aventure ni prendre de nouveaux risques. Deux ans après le rejet du référendum européen, ils préféraient l'expérience à l'expérimentation, l'autorité à l'innovation, la rupture tranquille au changement ambigu, bref le bonapartisme au royalisme. Il fallait aussi pour cela une personnalité conquérante, charismatique, volontariste. Ségolène Royal en possédait plusieurs traits, à commencer par la popularité presque religieuse qu'elle a su déclencher chez une grosse fraction des Français. Par ailleurs, elle ne manquait ni de foi en elle-même ni de l'ambition d'un destin. Il lui aurait fallu cependant une préparation méticuleuse, une organisation digne de ce nom et surtout un projet clair. Entre autoritarisme instinctif et démocratie de participation, entre charisme marial et retour à une république parlementaire, entre franco-blairisme personnel et classicisme socialiste maintenu, la clarification n'a jamais eu lieu. Nicolas Sarkozy, en revanche, même si sa tonalité variait considérablement d'un meeting à l'autre, même si ses arguments pouvaient se métamorphoser entre deux émissions, se comportait en conquérant implacablement professionnel, toujours à l'offensive, toujours éloquent, toujours audacieux, menant campagne comme un général heureux, sans cesse en mouvement mais dans l'ordre et dans la séduction : bonapartiste. Il ne craignait pas de friser parfois la démagogie, il jouait ouvertement, lui aussi, la démocratie d'opinion, il utilisait tous les ressorts, toutes les roueries de son talent médiatique : toujours le bonapartisme. Du Premier consul à Charles de Gaulle, l'autoritarisme proclamé et la médiatisation assumée ont toujours été deux armes jumelles. Bonaparte fut le premier général de la Révolution à jouer en virtuose des proclamations enflammées, des articles de presse manipulés, de la correspondance torrentielle dont il bombardait tous ceux qui comptaient à Paris. C'était un précurseur de la médiatisation. L'homme du 18 juin s'est montré au micro, la plume à la main ou devant des caméras intimidées, le disciple flamboyant d'un tel maître. Deux siècles après et deux générations plus tard, Nicolas Sarkozy a lui aussi nettement remporté la bataille médiatique. Chez les bonapartistes, l'autorité personnelle, la primauté médiatique et la scénographie de la rupture contrôlée ont toujours convergé. Nombre d'observateurs étrangers, anglo-saxons en particulier, ont cru découvrir en Nicolas Sarkozy le premier chef d'Etat français réellement converti au libéralisme. Ils connaissent mal l'histoire de France. Derrière les fragments de libéralisme, d'ailleurs déjà présents chez ses prédécesseurs, socialistes compris, c'est toujours, c'est plus que jamais l'ombre du bonapartisme, cette spécificité de la droite française, qui affleure. Nicolas Sarkozy veut instaurer un régime quasi présidentiel : tradition consulaire. Il engage ses réformes tambour battant, au pas de charge : tropisme consulaire. Il aime convaincre, il veut ouvrir, il parie sur une nouvelle bourgeoisie d'affaires, sur le mérite et sur l'argent : héritage consulaire. Il se forge sa propre idéologie, hypervolontariste, hyperréaliste : un miroir contemporain dans un cadre résolument Empire.

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