Tournant de la rigueur

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Le « tournant de la rigueur » désigne le changement radical de politique économique décidé en par le président de la République François Mitterrand après l’échec d'une politique de relance keynésienne, la relance Mauroy, inspirée par le Programme commun de la gauche et dans le contexte d’attaques contre le franc. Jacques Delors, ministre de l'Économie, des Finances et du Budget, dans le gouvernement Pierre Mauroy 3, met en place une politique de rigueur à partir du , qui sera poursuivie par les gouvernements socialistes successifs.

Contexte[modifier | modifier le code]

La politique de relance[modifier | modifier le code]

L'élection de François Mitterrand en mai 1981 marque le retour de la gauche au pouvoir. Comme promis durant la campagne électorale, le président de la République et son Premier ministre Pierre Mauroy mettent en place dès leur arrivée au pouvoir une politique économique de relance de l'économie fondée sur une hausse des dépenses publiques afin de stimuler la croissance. L'objectif du gouvernement était de réduire le chômage, qui augmentait continuellement depuis le premier choc pétrolier, passant de près de 3 % en 1974 à 5 % en 1980. Le chômage provoquant une perte de revenus disponibles pour la population, l’État s'y substitue dans la stimulation de la demande intérieure par une relance keynésienne[1].

Toutefois, cette politique provoque une perte de confiance de la part des investisseurs internationaux et des marchés de changes, une fuite importante de capitaux, ainsi qu'une détérioration des finances publiques[2]. La situation économique se détériore rapidement. Pour réduire l'inflation qui affaiblit le pouvoir d'achat, le gouvernement instaure un blocage des prix et des revenus en jusqu'à la fin de l'année ; une fois le blocage passé, l'inflation reprend sa course vertigineuse. En plus de cela, le déficit budgétaire se creuse sans que la croissance générée ne permette d'amorcer la relance. Le franc doit être dévalué trois fois en 1981, 1982 et 1983[3].

L'inflation atteint 14 % à la fin de l'année 1981 ; or, parce que la France se trouve dans le système monétaire européen, elle ne peut pas combattre l'inflation par une hausse des taux d'intérêt qui causerait une appréciation de la monnaie, et parce que le gouvernement veut lutter contre le chômage, il ne peut se permettre de déprimer l'activité économique avec une hausse des taux. Le gouvernement est contraint, en 1981 et en 1982, de dévaluer la monnaie (fixer sa valeur à un niveau plus faible), ce qui rend l'investissement dans le pays moins intéressant pour les investisseurs nationaux et étrangers. Le chômage croît ainsi plus en France qu'ailleurs en Europe, et la baisse de la valeur de la monnaie provoque un renchérissement des importations : le déficit commercial se creuse de 30 milliards de francs entre 1981 et 1982[4].

Première pause[modifier | modifier le code]

Le , le président Mitterrand annonce qu'il est nécessaire de faire une pause dans les réformes afin de les « digérer » et de stabiliser la situation budgétaire, qui a connu des bouleversements rapides du fait de l'augmentation rapide des dépenses publiques[5]. Il impose alors des mesures de blocage des prix et des salaires, une augmentation de 0,5 point de la cotisation salariale de l'assurance chômage, une contribution de solidarité de 1 % de la part des fonctionnaires pour remplir les caisses de l'Unédic, et une augmentation de 1 % du taux de cotisation retraite. Il s'agit d'une première politique de rigueur non annoncée comme telle.

Afin de rassurer l'opinion publique, le gouvernement emploie l'expression de « pause dans les réformes », empruntée à un discours de Léon Blum en 1937 dans le cadre du front populaire[6],[7].

Malgré le blocage, les salaires augmentent en glissement de 12,6 % et l'inflation reprend. Se trouvant dans l'impossibilité de poursuivre sa politique qui ne semble pas montrer les effets escomptés tout en maintenant le franc dans le système monétaire européen, le président de la République doit choisir la voie à suivre[8].

Histoire[modifier | modifier le code]

Débats internes[modifier | modifier le code]

Des premiers débats sur l'orientation de la politique du gouvernement émergent au sein même de l'équipe gouvernementale dès 1982. Le 29 novembre, Jacques Delors déclare qu'« il faut faire une pause dans l'annonce des réformes. Mais, en revanche, il faut mener à bien celles qui ont été décidées », au micro de RTL. Cela n'est toutefois pas accepté par le Premier ministre, qui, le 5 septembre 1982, déclare sur Europe 1 qu'« il n'est pas question de faire la pause »[4].

Dans le contexte qui se présente au gouvernement, deux choix contradictoires sont possibles : soit une politique expansionniste mais coûteuse par un fort déficit et la sortie de la France du Système monétaire européen (SME), soit une politique de rigueur qui mène au renoncement au programme défendu durant la campagne de 1981 mais au maintien de la France dans la construction européenne.

L'entourage de François Mitterrand se coalise en deux factions pour soutenir l'une ou l'autre solution. D'un côté, Pierre Mauroy, Jacques Delors et le directeur adjoint du cabinet de Mauroy Jean Peyrelevade poussent pour l'adoption de la rigueur. De l'autre, Pierre Bérégovoy, Laurent Fabius et Jean-Pierre Chevènement, ainsi que le « visiteur du soir » Jean Riboud soutiennent la poursuite de la relance, accompagnée d’une sortie du SME et d’un durcissement du contrôle des changes.

Un arbitrage en faveur d'un tournant rigoriste[modifier | modifier le code]

Le président Mitterrand opte finalement pour le maintien dans les mécanismes de solidarité communautaire, ce qui implique un arrêt de la politique de relance et un freinage de l'inflation par la hausse des taux d'intérêt et la contraction des dépenses publiques[9]. Il décide de réduire le différentiel d'inflation (et de hausse des salaires) français vis-à-vis du partenaire allemand, qui pèse sur la compétitivité du pays et la valeur de sa monnaie sur le marché des changes. Il faut donc changer de politique économique. Le tournant décisif est pris le , avec l'annonce d'une politique de rigueur[10].

Un programme en dix points est présenté à l'issue du conseil des ministres du pour rétablir les équilibres extérieurs en deux ans. Ce programme, qui doit permettre de maintenir le déficit de l'État à 3 % du produit intérieur brut en 1983 et 1984, prévoit notamment[11] :

  • des compressions budgétaires dans plusieurs secteurs :
    • 15 milliards de réduction de dépenses publiques,
    • 4 milliards d'économies dans le régime de sécurité sociale,
    • 7 milliards au titre de la réduction du déficit des entreprises publiques,
    • 2 milliards au titre de la réduction du financement des collectivités locales ;
  • une série de nouvelles taxes et prélèvements (relèvement des tarifs publics, taxe spéciale sur l'essence, surtaxe de 1 % sur l'impôt sur le revenu, vignettes sur les alcools et le tabac) ;
  • l'entrée en vigueur du forfait hospitalier de 20 FRF par jour le .

Causes du tournant[modifier | modifier le code]

Couple politique budgétaire - politique monétaire incohérent[modifier | modifier le code]

Le tournant de la rigueur peut également s'expliquer en prenant en compte le couple politique budgétaire - politique monétaire, à savoir le policy-mix. D'après John Maynard Keynes, une politique de relance consiste en deux volets : une politique budgétaire de relance et une politique monétaire de relance. Une politique budgétaire de relance consiste en une hausse du SMIC et des minima sociaux, en la redistribution des revenus des foyers les plus aisés vers les plus modestes afin de stimuler la consommation des ménages, en la hausse des dépenses publiques : l'État met en place une politique de grands travaux ou « gonfle les carnets de commande » des entreprises pour stimuler leur niveau d'activité et les pousser à embaucher. Une politique monétaire de relance consiste en une baisse du taux directeur de la banque centrale qui est censé se répercuter sur les taux auxquels les banques prêtent aux ménages et aux entreprises, afin de stimuler l'investissement.

Or, comme le montre l'économiste Alexandre Reichart, si le gouvernement Mauroy met bel et bien en place une politique budgétaire de relance, la Banque de France est incapable de mettre en œuvre une politique monétaire de relance[12],[13]. L'explication tient à trois éléments de contrainte extérieure qui entravent l'action des autorités monétaires françaises : l'effet direct de la politique monétaire américaine (hausse des taux d'intérêt à travers le monde depuis le « choc Volcker » de 1979), l'effet indirect de la politique monétaire américaine (le « choc Volcker » entraîne un puissant mouvement de hausse du dollar entre 1979 et 1985, mais cette hausse n'est pas linéaire et est entrecoupée de phases de baisse, puis le dollar baisse franchement à partir de 1985). En période de baisse du dollar, le deutschemark fait souvent office de valeur-refuge : la hausse du mark crée des tensions sur la parité franc-mark au sein du SME, ce qui pousse la Banque de France à puiser dans ses réserves de change pour défendre le cours du franc français. Une troisième cause sont les déséquilibres macroéconomiques français (il s'agit essentiellement du différentiel d'inflation entre la France et la RFA, que les autorités monétaires françaises s'emploient à résorber en maintenant des taux directeurs supérieurs à ceux de la Banque fédérale d'Allemagne).

Dès lors, l'échec de la politique de relance de 1981-1982 et le tournant de la rigueur de 1982-1983 s'expliquent par l'absence de coordination entre les politiques monétaires et budgétaires, soit par un policy mix non cohérent.

Conséquences[modifier | modifier le code]

Réorientation de l'action gouvernementale[modifier | modifier le code]

Face à la crise et à la menace d’une déroute économique, le président doit revenir sur ses engagements économiques de début de mandat. Pierre Bérégovoy, ministre de l'Économie, des Finances et du Budget du gouvernement Laurent Fabius, ouvre la voie à un processus de privatisations après les nationalisations de début de mandat. Les marchés financiers sont partiellement dérégulés. La plupart des entreprises qui ont été nationalisées entre 1981 et 1984 seront privatisées sous le gouvernement Jacques Chirac entre 1986 et 1988 ; on peut considérer qu’à partir de 1984, la France quitte un fonctionnement économique étatisé et adopte davantage un fonctionnement d'économie sociale de marché.

Le désinvestissement public dans les aides à la pierre provoque une chute du nombre de mise en chantier et favorise la crise du logement[14].

Impact économique[modifier | modifier le code]

France Stratégie relève dans un rapport de 2016 sur la dette publique française que le tournant de la rigueur a été une politique économique procyclique. Elle a été une phase de consolidation budgétaire, c'est-à-dire de réduction des dépenses publiques, dans une phase où l'écart de production français était négatif[15].

Répercussions médiatiques et électorales[modifier | modifier le code]

Dans l'électorat de gauche, le désarroi est grand face à l'échec de cette tentative de mettre en œuvre le programme de la gauche (grands travaux, relance par la consommation). Les partisans de Mitterrand étaient sûrs de sa réussite, et ce depuis le premier choc pétrolier. La crise économique était censée montrer un certain essoufflement du modèle capitaliste. Face à cette crise, le projet de la gauche se voulait une réponse globale, sociale et politique, et non pas uniquement économique comme la réponse proposée par les libéraux, qui ne sera mise en place, initialement, qu’au Royaume-Uni (par Margaret Thatcher) et aux États-Unis (notamment par Ronald Reagan)[réf. nécessaire].

L'échec du gouvernement de Mauroy à mettre en place ce projet global de société apparaît, pour une partie des militants socialistes, comme une remise en cause d'un pan entier de la doctrine économico-sociale de la gauche (politique de relance, État-providence, aide aux salariés et aux couches défavorisées). Et ce malgré les critiques d'une partie de l'extrême gauche, pour qui tout n'a pas été tenté (sortie du SME, durcissement des réformes, etc.). Le passage à une doctrine présentée par le PS comme une culture de gouvernement conduit donc, du point de vue économique et social, à un réajustement qui crée les « déçus du socialisme » qui se détourneront du PS aux élections des années 1984 et 1986. Il sera une des causes de la faiblesse de la gauche au cours des années suivantes, qui amènera la première cohabitation.

Notes et références[modifier | modifier le code]

  1. Daniel, Jean-Marc, (1954- ...), Le gâchis français : 40 ans de mensonges économiques, Paris, Tallandier, dl 2015, ©2015, 265 p. (ISBN 979-10-210-0287-6, OCLC 924058241).
  2. « Le plan Mauroy, ou la relance ratée de 1981 », Le Monde.
  3. Serge Berstein, Pierre Milza, Jean-Louis Bianco et Institut François Mitterrand (Paris), Les années Mitterrand : les années du changement, 1981-1984 : actes du colloque "Changer la vie, les années Mitterrand 1981-1984", 14-15 et 16 janvier 1999 (ISBN 978-2-262-01732-3 et 2-262-01732-8, OCLC 496214050).
  4. a et b Pierre Guillaume et Sylvie Guillaume, Réformes et réformismes dans la France contemporaine, Armand Colin, (ISBN 978-2-200-27680-5, lire en ligne).
  5. Philip Short, François Mitterrand: Portrait d'un ambigu, Nouveau Monde Editions, (ISBN 978-2-36942-214-3, lire en ligne).
  6. « 1983 : la gauche prend le tournant de la rigueur », sur Le Monde,
  7. Frank 1985, p. 3-22.
  8. Favier, Pierre, 1946-, La décennie Mitterrand, Seuil, ©1990-©1999 (ISBN 2-02-014427-1, 978-2-02-014427-8 et 2-02-010329-X, OCLC 23766971, lire en ligne).
  9. Stanley Hoffmann, George Ross, Sylvia Malzacher et Isabelle Richet, L'expérience Mitterrand continuité et changement dans la France contemporaine, Presses universitaires de France, impr. 1988 (ISBN 2-13-041738-8 et 978-2-13-041738-5, OCLC 708322061, lire en ligne).
  10. Histoire de l'Assemblée nationale, Assemblée nationale. Consulté le 6 février 2008
  11. « Programme d'action en dix points pour le rétablissement des équilibres extérieurs de la France », sur vie-publique.fr, (consulté le ).
  12. Reichart Alexandre [2014]. « La politique monétaire française de 1981 à 1988 : entre contrainte extérieure et enjeux politiques nationaux. » Thèse de Doctorat en Sciences Économiques, Université Paris I Panthéon-Sorbonne.
  13. Reichart Alexandre [2016]. « La politique monétaire française face à la contrainte extérieure : l’expérience du premier septennat de François Mitterrand (1981-1988). » in Alain Redslob (éd.), Croissance, population et protection sociale. Faits et théories face aux enjeux, Éditions Panthéon Assas, p. 825-838.
  14. « Réforme des APL, torpille contre l'habitat social », Le Monde diplomatique,‎ (lire en ligne, consulté le )
  15. France Stratégie, « Dette, déficit et dépenses publiques : quelles orientations ? », Rapports de France Stratégie,‎

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Bibliographie[modifier | modifier le code]

Articles connexes[modifier | modifier le code]