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L’Art social de la Révolution à la Grande Guerre

 | 
Neil McWilliam
, 
Catherine Méneux
, 
Julie Ramos

Propositions réformistes

Léon bourgeois, Les Artistes et la Démocratie, 1896

Texte intégral

Introduction par Catherine Méneux

En avril 1894, l’avocat Edmond Benoit-Lévy (1858-1929) crée la Société populaire des beaux-Arts avec le double objectif de soutenir les artistes méconnus et d’œuvrer à l’éducation artistique d’un large public. Franc-maçon actif et militant, conférencier bénévole pour la Ligue de l’enseignement et membre de la Société nationale des conférences populaires (fondée en 1890), Benoit-Lévy a été sensibilisé aux conditions de vie difficiles des jeunes artistes par son frère, le peintre Jules Benoit-Lévy (1866-1952) (Meusy 1996). Comme il l’a raconté, il eut alors l’idée de fonder une « société à cotisation minime » et Léon Bourgeois « promit son appui à l’œuvre future, à laquelle il assignait comme but, non seulement l’encouragement aux artistes, mais aussi l’éducation artistique du peuple » (Revue populaire des Beaux-Arts 1897).

La Société populaire des Beaux-Arts connaît un succès rapide, avec des ramifications en province et à l’étranger. Pour encourager les artistes jugés prometteurs, elle leur achète des œuvres et les répartit par tirage au sort parmi les porteurs de parts, le prix de la part étant fixé à cinq francs seulement. Tout sociétaire reçoit également une gravure d’après une œuvre ancienne ou contemporaine. Dans le domaine de l’éducation populaire, la Société organise des conférences avec projections, des promenades aux monuments et aux musées. Réunissant près de 8 000 membres, elle diffuse ses idées à travers son Bulletin trimestriel (1895-1914) et la Revue populaire des Beaux-Arts (1897-1899).

Président d’honneur de la Société depuis sa fondation, Léon Bourgeois (1851-1925) a fortement contribué à son succès. Franc-maçon, député de Reims depuis 1889, plusieurs fois ministre, il devient Président du Conseil en 1895-1896. Il s’impose à cette époque comme l’un des principaux théoriciens du radicalisme, avec la publication de son ouvrage Solidarité (1896) (Blais 2007). Dans son discours prononcé lors du banquet de la Société populaire des Beaux-Arts en 1896, Bourgeois insiste d’ailleurs sur la solidarité établie entre les artistes, conscients de leur « devoir » envers la société, une élite militante et une « association de consommateurs ». Au lendemain de la mort de William Morris, il plaide en faveur d’un « art par et pour le peuple », érigeant les idées et réalisations anglaises en exemple. Bourgeois s’éloigne toutefois assez peu de la politique républicaine dans le domaine des beaux-arts puisqu’il invoque une conception naturaliste de l’art et invite les artistes à puiser « aux sources profondes où s’alimente chaque jour l’âme du peuple tout entier ». Percevant l’art comme un « trésor commun à tous » et civilisateur, il se réfère également à Puvis de Chavannes, vice-président de la Société populaire des Beaux-Arts aux côtés de Raymond Poincaré et Léon Bonnat.

1. Alphonse Mucha, Société Populaire des Beaux-Arts. L'art enseigné au peuple par les projections

1. Alphonse Mucha, Société Populaire des Beaux-Arts. L'art enseigné au peuple par les projections

1897, lithographie en couleurs, 63 x 46 cm. Paris, Imprimerie F. Champenois, Paris, Bibliothèque nationale de France.


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Léon BOURGEOIS, « L’éducation artistique. Les artistes et la démocratie », in L’Education de la démocratie française. Discours prononcés de 1890 à 1896, Paris, Edouard Cornély, 1897, p. 279-286. Extraits (Discours prononcé au banquet de la Société populaire des Beaux-Arts le 15 décembre 1896, publié dans le Bulletin trimestriel de la Société populaire des Beaux-Arts, n° 5, janvier 1897, p. 34-38). Extraits.

1Le président d'honneur de la Société populaire des Beaux-Arts ne voit qu'une manière de s'acquitter de sa dette envers elle, c'est de remercier en son nom les artistes qui sont ici présents.[…]

2Ce sont bien […] les artistes qu'il nous faut remercier, ce sont eux qui sont les premiers collaborateurs de notre œuvre, ceux par qui elle existe et sans qui elle ne serait pas ; c'est à eux que doit aller l'expression de notre gratitude, toutes les fois que nous nous réunissons. Les artistes français, qui nous honorent, non pas seulement de leur présence à ce banquet, mais de leur concours, de leur concours cordial, sincère, dans toutes les œuvres de notre société, ces artistes donnent un grand exemple, une grande leçon, ils montrent qu'ils comprennent quel est leur rôle nécessaire dans notre société moderne, dans notre France républicaine ; ils montrent qu'ils ne se considèrent pas comme des heureux, des privilégiés qui se sont réfugiés tranquillement sur le sommet de la montagne, loin des bruits du monde, loin de ses agitations et de ses tracas et qui vivent en tête à tête avec l’éternelle beauté dans l'éternelle paix.

3Non, ils ont conscience du rôle qui leur appartient dans une démocratie comme la nôtre, ils ont le sentiment qu'au bas de cette montagne dont ils habitent les sommets lumineux, il y a une foule immense encore plongée dans une obscurité profonde, mais qui lève les yeux vers les sommets, qui s'efforce d'en distinguer les clartés, de s'approcher d'elles, et ils ont senti le devoir de s'incliner vers cette foule, de lui tendre les mains et de l'aider à monter.

4J'ai été frappé d'une pensée, d'une parole d'un Anglais illustre, mort il y a peu de jours, William Morris, qui a été à la fois un philosophe et un artiste, et qui a écrit ce mot : « L'art par et pour le peuple ». Mot bien simple, et bien grande pensée. « Par et pour », qu'a-t-il voulu dire ? Deux choses : c'est d'abord, que l'artiste qui ne vit que pour lui, qui ne travaille que pour lui, quelle que soit l’élévation de son esprit, quelles que soient ses merveilleuses aptitudes naturelles et les aptitudes nouvelles que l'exercice habile et prolongé de son art aura pu réunir en lui, n'ira pas très loin s'il ne puise incessamment aux sources profondes où s'alimente chaque jour l'âme du peuple tout entier. En même temps, il a voulu dire ceci : puisque l'artiste serait rapidement arrivé au terme de ses créations, s'il ne s'était pas renouvelé sans cesse au réservoir commun, il manquerait à son devoir, si, de ce qu'il doit ainsi à la source commune, il ne songeait pas à faire incessamment une part à tous.

5Cette pensée est d'un Anglais, et vous savez que les Anglais passent pour avoir le sens tout à fait pratique, pour être moins idéalistes que nous ; pour avoir moins que nous, Français, la notion de ces grandes idées générales et généreuses dont nous avons raison de nous faire les soldats, mais dont nous aurions tort de nous croire les uniques dépositaires !

6Eh bien ! voyez comme l'Angleterre, depuis qu'elle est entrée dans la voie qu'indique la parole de Morris a obtenu d'heureux résultats ! Voyez ce que sont et ce que produisent ces admirables musées anglais où l'art de tous est largement mis sous les yeux de tous, ces musées d'art décoratif, comme le Kensington ; qui sont ouverts ̶  jour et nuit, pour ainsi dire, puisque la lumière électrique permet d'y demeurer jusqu'à dix ou onze heures du soir.

7Calculez ce que ces admirables trésors ainsi librement mis à la disposition de tous ont répandu de goût, de sentiment artistique, en Angleterre. Ils ont véritablement transformé l'œil et la main du peuple anglais.

8Voyez, ce que dans chacune de leurs industries, qui semblaient autrefois si loin de nous, ils ont réussi à faire de progrès ; si bien qu’aujourd’hui même, sur le terrain des industries d'art où nous nous considérions comme les maîtres incontestés, nous avons à compter avec une concurrence qui, il y a vingt-cinq ans, nous aurait paru impossible.

9Si l'on mesure simplement la vérité d'une idée à ses conséquences pratiques, à ses avantages immédiatement réalisables, voyez ce que cette pensée de faire de l'art non pas seulement le trésor particulier de quelques-uns mais le trésor commun de tous, a pu donner de résultats chez le grand peuple voisin.

10Mais, en dehors de ces résultats matériels si importants, si appréciables, que nous ne devons pas dédaigner – et certaines associations, comme l'Union des Arts décoratifs, dont M. Berger est le président, s'apprêtent jour par jour à en faire également profiter notre pays – il y a un autre résultat intellectuel, moral celui-là, dont l'importance est incalculable.

11Nous le disons toutes les fois que nous nous rencontrons ; certes nous nous félicitons hautement d'avoir ici facilité à un certain nombre d'artistes et l'acquisition et la reproduction de leurs œuvres, les encourageant par là d'une manière d'autant plus intéressante que l'aide qui leur est donnée est due à l'initiative privée, et, passez-moi ce mot vulgaire, à l’association des consommateurs qui est la plus solide et la plus durable de toutes les associations. Mais nous n'oublions pas qu'il y a d'autre part, pour eux et pour tous, un profit intellectuel incomparable.

12À mesure que les artistes sentent s'accroître autour d'eux la clientèle dans le sens le plus élevé du mot, c'est-à-dire le groupe de ceux qui ont l’esprit tourné vers eux et qui attendent d’eux, non pas ce que la clientèle attendait autrefois du patron, la protection matérielle, mais ce que la clientèle intellectuelle attend du maître, la direction intellectuelle et morale, ne voyez-vous qu'en même temps ils sentent grandir en eux le devoir d'élever plus haut, chaque jour plus haut l'œuvre d'art, pour que l’œuvre d'art soit plus véritablement humaine, plus véritablement digne de tous ?

13Ai-je besoin de rappeler les maîtres qui, dans notre pays, ont compris ce devoir ? Puvis de Chavannes ne veut pas qu'on parle de lui. Mais est-ce que nous pouvons aller à la Sorbonne, entrer dans cette grande salle qu'éclaire son œuvre, sans comprendre la leçon merveilleuse donnée à toute la génération moderne par cette fresque admirable qu'il a déroulée sous nos yeux ? Est-ce que nous ne sentons pas alors qu'il ne s'agit pas de l'œuvre d'art, conçue de la manière petite et personnelle, c’est-à-dire de la chose bien faite, exécutée soigneusement et amoureusement caressée, pour le plaisir de celui qui l'a faite ; mais de l'œuvre pensée et voulue pour être en même temps non pas seulement la joie des yeux, mais la leçon de l'esprit et l'aliment du cœur ?

14Voilà l'art tel que nous devons le comprendre. C'est cela l’art par et pour le peuple, comme le disait l'Anglais que je citais tout à l'heure. C'est cela l'œuvre d'art humaine, j'allais dire naturelle. Oui, j'emploie le mot « naturelle » ; est-ce qu'après tout la science et l'art ne sont pas deux interprétations différentes de la nature ? Est-ce que l'objet n'est pas le même ? Est-ce que le savant qui marche à la conquête de la vérité n'est pas celui qui essaye de faire pénétrer dans l'esprit de chacun des hommes l'interprétation qu'il croit vraie des qualités, des mouvements, des forces de cette nature, et est-ce que l'artiste, de son côté, n'est pas celui qui cherche également à faire pénétrer dans les yeux et dans le sentiment de tous les hommes l'interprétation personnelle qu'il a des formes, des apparences et des harmonies de cette nature ? Eh bien ! si la science n'est pas le privilège de quelques-uns, s'il est vrai de dire que l'éducation intellectuelle est la chose de tous, pourquoi l'éducation artistique n'est-elle pas la chose de tous ? Pourquoi ces deux interprétations, celle de l'artiste comme celle du savant, l'une obtenue par le raisonnement, l'autre, aussi profonde peut-être, due à la sensation et au sentiment, pourquoi donc ces deux interprétations ne seraient-elles pas communiquées à tous ? Est-ce que la beauté ne doit pas être, comme la vérité, le partage commun de l'humanité ?

15C'est parce que nous pensons ainsi que nous avons appelé notre société « Société populaire des Beaux-Arts ».

16Voilà le but supérieur, véritablement élevé que nous poursuivons. Voilà pourquoi ceux qui ont souci de faire l'âme populaire plus élevée, plus délicate, plus pacifique et plus haute, doivent témoigner leur reconnaissance aux grands artistes qui, ayant compris notre but, ont en même temps compris le devoir élevé qu'il leur imposait ; ils sont venus, à nous, et grâce à la communication des œuvres de leur génie, ils nous permettent de répandre autour de nous et sur le peuple tout entier les trésors qu'ils avaient, eux, fait naître pour ainsi dire de l’âme même de ce peuple. Ils ont mis dans leurs œuvres leur interprétation personnelle de la nature et de l'homme ; ils ont mis sur les choses leur empreinte et la forme de leur pensée, et, l'œuvre ainsi créée, ils nous la confient pour la livrer à tous.

17À notre tour, très modestement et très simplement, nous continuerons à mettre – ce qui est bien simple – un peu de notre concours personnel au service de cette noble idée, et nous continuerons à nous faire les serviteurs reconnaissants des maîtres qui nous ont confié leurs œuvres, et nous nous efforcerons sans cesse de les répandre, de les faire mieux comprendre et mieux aimer.

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Titre 1. Alphonse Mucha, Société Populaire des Beaux-Arts. L'art enseigné au peuple par les projections
Légende 1897, lithographie en couleurs, 63 x 46 cm. Paris, Imprimerie F. Champenois, Paris, Bibliothèque nationale de France.
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