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Introduction

Sobrement intitulé Of Property, le cinquième chapitre du Second traité du gouvernement civil, est un texte qui eut une influence majeure dans l’histoire de la pensée politique. Locke y soutient que, dans l’état de nature, l’individu peut s’approprier la part des choses communes à laquelle il mêle son travail. Lu, commenté et critiqué en d’indénombrables occasions, ce texte a extirpé le débat sur la légitimité de la propriété privée hors du paradigme théologique jusnaturaliste (qui en constituait jusqu’alors le référentiel conceptuel privilégié) pour le porter sur le terrain sécularisé de la philosophie politique moderne, initiant ainsi un débat toujours ouvert de nos jours sur la légitimité de la propriété privée. Au long de ce débat, l’argument de Locke devint central pour à tout le moins quatre courants de pensée : le libéralisme classique, le marxisme, le libertarisme et le républicanisme. Le libéralisme y voit l’acte fondateur de la société de marché et de l’une de ses prémisses essentielles : l’individu propriétaire. Le marxisme à la fois critique cette appropriation originelle et reprend à son compte le lien qu’établit Locke entre la propriété et le travail pour critiquer l’accumulation capitaliste fondée sur l’appropriation « sans travail ». Le libertarisme de droite tente de fonder un droit absolu à la propriété en étendant à la chose appropriée le droit absolu qu’a l’individu sur son corps. Tandis que le républicanisme cherche à réconcilier intérêt privé et intérêt général en soutenant que, même pour Locke, la communauté politique a le droit de limiter les propriétés des individus conformément à la volonté générale[1].

Ce constat soulève une question : comment des interprétations conflictuelles et aussi radicalement divergentes peuvent-elles se revendiquer du même texte ? Pour éclairer cette interrogation, notre enquête procède en trois étapes. Nous commençons par revenir brièvement au texte du chapitre V pour en rappeler les thèses centrales et en présenter les différentes interprétations. Ensuite, dans une perspective fidèle aux thèses de l’école de Cambridge, nous dégageons l’intention théorique qui était celle de Locke lorsqu’il rédigeait ce chapitre afin d’une part d’examiner comment elle s’articule au propos général des Deux traités, et d’autre part de la confronter à ses interprétations. Cette confrontation nous autorisera dans la troisième et dernière section à soutenir que la théorie lockéenne de la propriété a été l’objet d’une longue suite de mésinterprétations par différents commentateurs qui y ont cherché une théorie de la propriété là où ne se trouvait rien de plus qu’une théorie de l’appropriation. Nous concluons en explorant les problèmes méthodologiques qui se posent si l’on prend au sérieux cette distinction que nous proposons entre théorie de la propriété et théorie de l’appropriation.

Au regard des très nombreuses pages de commentaires qui ont déjà été écrites sur la question de la propriété dans la pensée de John Locke, notre analyse a ceci d’original qu’elle porte sur un double niveau : à la fois sur le texte du cinquième chapitre en tant que tel et sur les raisons qui font qu’on peut se demander si les commentateurs de Locke ont bien lu le même texte. Bien que l’on puisse légitimement questionner l’utilité de « commenter les commentateurs », nous pensons que cette démarche se justifie d’une part parce qu’elle apporte un éclairage novateur sur l’intention théorique de Locke en articulant l’examen du chapitre V à l’argumentation que le philosophe whig met en place pour légitimer le droit de résistance — ce qui à notre connaissance n’avait jamais été fait sérieusement[2] —, et d’autre part parce que cette analyse nous oblige à clarifier le concept même de théorie de la propriété, et débouche ultimement sur une remise en cause sévère des fondements idéologiques du libertarisme de droite.

1. Le chapitre V du Second traité et ses interprétations

Avant de juger de la pertinence des interprétations divergentes, il est utile de rappeler le coeur de l’argument de Locke dans le cinquième chapitre du Second traité du gouvernement civil. Pour plus de clarté, nous y distinguons trois parties[3]. Dans la première (paragraphes II, §25 à §39[4]), Locke expose son célèbre argument pour fonder le droit à la propriété privée sur le travail individuel, conformément à la loi naturelle. Dans l’état de nature, l’individu qui travaille sur un objet inapproprié « mélange » son travail — lequel est sa propriété inaliénable — à cet objet — qui est encore alors la propriété commune du genre humain :

Il [chaque homme] mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature l’a fourni et laissé, et il y joint quelque chose qui est sien ; par là il en fait sa propriété. […] Car ce travail étant indiscutablement la propriété de celui qui travaille, aucun autre homme que lui ne peut posséder de droit sur ce à quoi il est joint

II, §27, p. 22

Une fois cet objet approprié, quiconque lui retirerait sa possession sans son consentement lui retirerait donc également le travail qui y a été mêlé, dont il est indubitable qu’il était la propriété de l’individu avant qu’il ne le mélange à la chose par l’acte de travailler. Par le mélange du travail à la chose s’opère le transfert du type de propriété qu’a l’individu de son travail vers la chose qui a été « augmentée » de manière indissociable de son travail. De la sorte, l’individu acquiert un droit de propriété sur la chose — droit qui est présumé similaire dans son étendue à celui que l’individu avait sur son travail avant qu’il ne le mélange à la chose appropriée. À la fin de cette première partie du chapitre, Locke soutient que le même raisonnement vaut pour l’appropriation de la terre : « La quantité de terre qu’un homme laboure, plante, amende et cultive, et dont il peut utiliser le produit, voilà ce qui définit l’étendue de sa propriété. Par son travail, il l’enclot, pour ainsi dire, en la séparant de ce qui est commun » (II, §32, p. 25). Cet argument est connu dans la littérature lockéenne anglophone comme étant le « mixing labour argument[5] ».

Mais Locke aperçoit immédiatement que, s’il suffit de travailler une chose pour se l’approprier, une dérive de son principe d’appropriation est possible : des individus pourraient chercher à s’approprier autant de choses ou de terres que possible, et priveraient ainsi d’autres individus de la possibilité de faire une appropriation similaire des biens originellement communs. Pour éviter ce scénario, qui irait à l’encontre de sa conception de la loi naturelle, Locke dégage deux limites à l’appropriation individuelle légitime. La première est que l’individu qui s’approprie des choses auparavant communes doit en avoir un usage effectif, car « Dieu n’a rien fait pour l’homme afin qu’il le gâche et le détruise » (II, §31, p. 24). Celui qui s’approprie plus que ce dont il peut effectivement user, et laisse pourrir ce dont d’autres auraient pu jouir procède donc à une appropriation illégitime (II, §31). La seconde limite, qui a été l’objet de nombreux débats et interprétations[6], stipule que l’appropriation individuelle, notamment des terres, est légitime « du moins là où ce qui est laissé en commun pour les autres est en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité » (II, §27, p. 22, voir également II, §33). Si ces deux conditions sont respectées, tous les individus peuvent exercer leur droit à l’appropriation sur ce qu’il reste des choses communes (II, §36, §38, §39), et cela leur permet d’assurer leur conservation conformément à la loi naturelle qui stipule que Dieu a donné le monde aux hommes pour qu’ils le cultivent et le mettent en valeur par leur travail (II, §34, §37).

Dans la seconde partie (II, §40 à §44), Locke développe un argument supplémentaire pour justifier l’appropriation par le travail. Constatant que les choses et la terre n’ont presque aucune valeur par elles-mêmes, il déduit de cette observation que c’est le travail qui « crée » leur valeur. Un champ en friche n’a par exemple aucune valeur par comparaison à un champ cultivé. Or, étant donné que d’une part le travail qui valorise le champ appartient en propre à l’individu, et que d’autre part ce travail est la cause de la valeur du champ (ou de la chose à laquelle il a été mêlée de façon plus générale), il est légitime que celui qui crée la valeur de la chose en y mêlant son travail en devienne le propriétaire (voir II, §44). Les auteurs anglo-saxons qualifient cet argument de « labour-value argument ».

La troisième partie du chapitre (II, §45, §51) est consacrée à l’examen de l’invention de la monnaie, et des conséquences qu’elle a sur les limites que Locke avait jusqu’ici posées au droit d’appropriation par le travail. Locke note très justement que lorsque les hommes s’accordent pour donner une valeur imaginaire à des pierres, à des coquillages ou à des métaux, et qu’ils consentent à les échanger contre des denrées vraiment utiles à l’homme, ils abrogent la limite du gaspillage, puisque, sans enfreindre la loi naturelle, ils peuvent désormais s’approprier plus et échanger ce dont ils n’ont pas l’usage contre de la monnaie sans pour autant laisser pourrir ce surplus (II, §46). Cette évolution a un important corollaire : en consentant à la monnaie par l’usage qu’ils en font, les hommes consentent également aux inégalités qu’elle génère (II, §50).

L’interprétation de Macpherson

C’est ce rôle ambigu, joué par l’invention de la monnaie, qui va constituer le coeur de l’interprétation marxiste présentée par Macpherson dans le chapitre final de « La théorie politique de l’individualisme possessif[7] ». Pour ce dernier, l’objectif poursuivi par Locke lors de la rédaction de ce cinquième chapitre est en fait simple : le philosophe anglais cherchait à légitimer moralement l’émergence du droit à la propriété privée nécessaire au bon développement du capitalisme. Locke s’exécuterait en démontrant comment les individus peuvent détenir un droit de propriété illimité conformément à la loi naturelle. Au cours de son analyse, Macpherson met ainsi en exergue l’intrigante structure du chapitre. Locke commence en effet par fonder sur le droit naturel le droit d’appropriation par le travail. Il limite ensuite l’étendue des appropriations légitimes, et immédiatement après, montre comment l’invention de la monnaie rend inopérantes les deux limites qu’il venait d’énoncer[8]. C’est que, selon Macpherson, le véritable objectif de Locke était de démontrer comment le consentement implicite des hommes à l’usage de la monnaie autorise l’appropriation individuelle à devenir de facto illimitée, et ainsi à légitimer les inégalités de patrimoine qui découlent des capacités industrieuses différentes des individus. Ce qui réconcilie ultimement l’accumulation exponentielle du capital avec la loi naturelle telle que Locke l’énonce.

La légitimation de la propriété privée que fait Locke dans le chapitre V est en outre interprétée comme la pièce centrale d’un dispositif plus vaste visant à légitimer l’existence d’une société de classes[9]. En montrant comment l’appropriation illimitée est conforme à la loi naturelle[10], Locke rendrait légitime l’apparition, dans l’état de nature, de deux classes dont la première est appelée à dominer la seconde : d’un côté les industrieux ou descendants d’industrieux qui sont propriétaires, et de l’autre, les oisifs ou descendants d’oisifs qui, une fois que toutes les terres ont été appropriées, n’ont d’autre choix que de vendre leur travail comme une marchandise. Selon l’interprétation de Macpherson, cette structure de classe serait légitime aux yeux de Locke, car elle est la conséquence logique d’une situation autorisée par la loi naturelle :

l’égalité originelle des droits naturels, c’est-à-dire l’absence entre les hommes des liens de subordination et de sujétion, disparaît nécessairement avec l’inégalité des possessions. […] Et cette inégalité des possessions est, pour Locke, naturelle, c’est-à-dire qu’elle se produit « en dehors des liens de la société ou de la convention ». La société civile n’est instituée que pour protéger cette inégalité qui a déjà entraîné, dans l’état de nature, une inégalité des droits[11].

En conséquence, la société civile lockéenne ne serait pas cette association d’individus égaux qui instituent le gouvernement pour mettre fin aux inconvénients de l’état de nature dont ils souffrent identiquement. Pour Macpherson, elle est bien plutôt l’association des individus « propriétaires » qui seuls « sont membres à part entière de la société civile, et par conséquent de la majorité »[12]. Le sens des nombreux passages du Second traité où Locke ne cesse de répéter de différentes manières que le but des individus qui instituent le gouvernement est la préservation de leur propriété, de leur vie et de leur liberté est alors tout à fait évident :

le but de cette société n’est pas seulement le maintien de la propriété qu’elle possède déjà : elle s’assigne également pour objet tout à la fois de maintenir le droit d’accroire cette propriété et de favoriser les conditions de cet accroissement. Or l’existence d’une force de travail soumise à la juridiction de la société fait partie de ces conditions[13].

Cette thèse qui fait de la théorie politique lockéenne le fondement moral de l’exploitation capitaliste trouve encore un écho fort dans l’anthropologie lockéenne dont Macpherson ne manque pas de rappeler les ambiguïtés. Le travail y occupe en effet une place centrale : la loi de nature prescrit à l’homme de travailler et de gagner son pain à la sueur de son front. Ce qui a pour corollaire une condamnation morale de l’oisiveté qui paraît légitimer le sort misérable de ceux qui ont « gaspillé » leurs capacités. Ils « méritent », en raison de leur inactivité contraire au dessein divin, de subir la tutelle des industrieux qui seront capables de les remettre sur le droit chemin du labeur (ce qui, du reste, va dans le sens d’autres écrits de Locke, comme a pu le montrer entre autres John Dunn[14]).

Robert Nozick et la prolongation libertarienne de l’argument lockéen

Cette théorie de la propriété au fondement du capitalisme que Macpherson attribue à Locke sera prolongée par Robert Nozick, qui, dans son célèbre ouvrage de 1974 « Anarchy, State, Utopia », s’appuie de manière ambiguë sur le cinquième chapitre du Second traité pour développer sa propre théorie de la propriété[15]. Nozick tire en fait jusqu’au bout les thèses supposées du Locke que Macpherson condamnait comme l’apologiste du capitalisme, et expose une théorie de l’État minimal dont le seul rôle légitime consisterait à protéger les propriétés des individus ainsi que les institutions d’une société de marché.

La théorie de la propriété exposée par Nozick se fonde sur trois principes fondamentaux : 1) un principe de justice acquisitive ; 2) un principe de justice dans les échanges ; et 3) un principe de réparation[16]. Le principe de justice acquisitive (1) définit les conditions sous lesquelles une appropriation est juste et confère au propriétaire un droit absolu sur la chose. Pour Nozick, une version retravaillée du principe d’appropriation lockéen constituerait sans doute un principe d’appropriation légitime[17]. Le principe de justice dans les échanges (2) définit les conditions qui doivent être réunies pour qu’un échange soit juste et entériné par le droit. On peut présumer que, pour Nozick, les contrats volontaires entre individus libres sur un marché représentent le type d’échanges qu’il considère comme justes. Si les deux premiers principes sont respectés, la distribution des propriétés entre les individus est juste. Cependant, si des individus se sont appropriés des biens ou des terres en enfreignant l’un ou l’autre des deux premiers principes, le principe de réparation (3) a pour mission de remédier à ces injustices passées en rétablissant une distribution des biens aussi proche que possible de la distribution qui aurait dû être réalisée si l’injustice n’avait pas été commise.

C’est donc en examinant l’histoire de l’acquisition originelle d’un bien et de ses transferts ultérieurs que l’on peut déterminer si une distribution des biens dans une société donnée est juste ou non :

l’esquisse générale de la théorie de la justice gouvernant les avoirs veut que les avoirs d’une personne soient justes si la personne en question y a droit en vertu des principes de justice gouvernant l’acquisition et le transfert, ou au nom du principe de redressement de l’injustice […]. Si les avoirs de chacun sont justes, alors l’ensemble total (la répartition) des avoirs est juste[18].

Comme l’illustre bien le célèbre exemple de Wilt Chamberlain[19], le point nodal de cette théorie réside dans l’affirmation du droit de propriété comme un droit absolu que l’État a pour seule fonction de protéger. Comme dans l’argument lockéen, le droit de propriété que l’individu a sur sa personne est transféré sur la chose par le travail, de telle sorte que forcer un individu à faire un usage de cette chose qui aille contre sa volonté est comparable à le forcer à faire un usage de son corps qui aille contre sa volonté — ce que, selon Nozick, aucun penseur libéral ne jugerait légitime. Poursuivant ce parallèle, Nozick s’interroge : si l’État ne peut légitimement contraindre aucun individu aux travaux forcés sans enfreindre ses droits, pourquoi donc le même État aurait-il un quelconque droit sur le produit du travail de l’individu, puisque celui-ci n’est rien d’autre que la prolongation dans le monde matériel de la propriété originaire que l’individu avait sur son propre corps et sur son travail qui en est l’émanation[20] ? Nozick soutient ainsi que l’obligation coercitive de payer des impôts est comparable à une forme de travail forcé et que, plus généralement, toute prétention redistributive de l’État constitue une atteinte au droit de propriété individuelle.

Cette théorie de la propriété — qui prolonge et caricature les thèses de Locke que Macpherson critiquait — est donc assez simple in fine : l’appropriation originelle (probablement immémoriale) ayant défini de façon juste les propriétés de chacun, le pouvoir politique doit se contenter de protéger les droits de propriété des individus, qui sont par ailleurs présumés absolus. Les choses appropriées se transmettent d’individu à individu par héritage ou par contrat, et ne reviennent pas à l’état commun. Le seul rôle légitime de l’État consiste à assurer qu’un marché juste se développe et que des appropriations injustes ne puissent pas avoir lieu, ou, si elles ont lieu, qu’elles soient réparées. Nozick aboutit donc à une conclusion similaire à celle que Macpherson avait prêtée à Locke : en matière de propriété, l’État légitime est l’État « veilleur de nuit ». Ce qui condamne bien évidemment tant les pratiques de l’État redistributif moderne que la plupart des conclusions de la théorie de la justice de Rawls.

La contre-offensive républicaine : Tully et Spitz

L’interprétation de Macpherson a suscité un tumulte de réactions et de débats dès les années soixante. Dans différents ouvrages, les théoriciens de l’école de Cambridge (John Dunn, James Tully, J. G. A. Pocock, Richard Ashcraft, etc.), groupés derrière Quentin Skinner et sa revendication méthodologique, opposèrent à Macpherson une critique commune : ils lui reprochèrent de prêter rétrospectivement à Locke un discours qu’il n’a très certainement pas eu l’intention de tenir[21]. S’il est légitime de penser que les successeurs de Locke aient pu trouver dans ses écrits une justification de la propriété privée nécessaire au développement de l’économie capitaliste, il est par contre exagéré de penser que Locke poursuivait ce but en écrivant le cinquième chapitre du Second traité.

Pour battre en brèche cette interprétation, James Tully en particulier a tenté de montrer que si on lit correctement Locke, et si l’on inscrit sa théorie de la propriété dans le cadre général de sa pensée[22], il apparaît en réalité que loin de faire l’apologie de la propriété privée capitaliste, Locke défend plutôt une conception républicaine de la propriété. Jean-Fabien Spitz, dans son article de 1985, « Locke et le droit d’appropriation », aboutit à des conclusions similaires, mais en s’opposant pour sa part aux thèses de Robert Nozick, dont il considère que la théorie de l’habilitation (Entitlement Theory) est une prolongation illégitime de l’interprétation classique du cinquième chapitre[23].

Les argumentations de Tully et de Spitz aboutissent aux mêmes conclusions. Elles ont en commun d’affirmer que, si Locke établit bien un droit de propriété conforme à la loi naturelle dans l’état de nature, cela n’implique ni, d’une part, qu’il cherche à légitimer un droit individuel à l’appropriation illimitée une fois le gouvernement institué ni, d’autre part, que le gouvernement légitime doive se contenter de protéger les propriétés privées acquises par les individus avant l’institution du gouvernement civil. Au contraire, ils affirment que si les individus acquièrent des propriétés dans l’état de nature par le travail, et instituent le gouvernement pour protéger celles-ci, il n’en demeure pas moins que, lors du « moment politique » qui marque le passage à la société civile, les individus mandatent également le gouvernement pour réguler les appropriations et les propriétés individuelles conformément à ce qu’exige la défense du bien public, et en accord avec les prescriptions de la loi naturelle :

cette latitude [du pouvoir suprême dans la détermination des lois aptes à assurer le plus grand bien] inclut, comme nous l’avons vu, le pouvoir de réglementer le droit de propriété et de le limiter toutes les fois que cela paraît nécessaire. […] La répartition de la propriété doit être celle qui est la plus favorable à la promotion du plus grand bien de tous, et c’est bien au souverain, ou à son représentant désigné, de dire concrètement ce qu’il en est[24].

Cela est possible malgré le fait que la loi naturelle autorise les individus à détenir des droits de propriété avant l’institution du politique, car, selon Tully, l’acte constitutif du politique implique un renoncement au droit naturel de propriété conçu comme un droit absolu : l’individu qui entre en société consent à abandonner son pouvoir d’appropriation naturelle et à le remettre dans les mains de la communauté pour qu’elle en définisse la substance et l’étendue[25].

En s’appuyant tous deux sur une étude attentive du texte des Deux traités, Tully et Spitz montrent ainsi que la plupart des passages qui semblent à première vue condamner toute intervention du pouvoir politique sur la propriété des individus et aller dans le sens de la thèse de Macpherson n’excluent en fait nullement la possibilité qu’un gouvernement légitimement institué définisse et limite les droits de propriété individuels de façon non arbitraire et conformément à ce qui a été décidé par le pouvoir souverain. Comme l’écrit Spitz : « tout prélèvement sur la propriété qui reçoit la sanction de la majorité des membres du corps politique est ipso facto légitime[26] ».

Contrairement à l’interprétation classique qui voyait dans toute atteinte au droit de propriété individuelle un motif légitimant la révolte, Tully et Spitz soutiennent donc que la propriété individuelle dans la société civile lockéenne n’est qu’une concession faite à l’individu par la communauté. Le gouvernement est en droit d’édicter des lois qui régulent les droits de propriété individuels, à condition bien entendu que cette régulation des droits de propriété ait lieu dans le cadre législatif légitime défini par Locke dans le reste de sa théorie politique.

2. Théorie de la propriété ou de l’appropriation ?

Comment des interprétations aussi contradictoires que celles de Macpherson et Nozick d’un côté, et celles de Tully et Spitz de l’autre ont-elles pu être dérivées d’un seul et même texte ? Répondre à cette question implique de revenir au texte et d’essayer de retrouver, en deçà des interprétations ultérieures, la démarche qui était celle de l’auteur au moment de rédiger son texte qui a été interprété de manières si différentes. Dans cette section, nous essaierons donc de saisir quelle était l’« intention théorique » de Locke et quelles étaient les contraintes dont il devait tenir compte lorsqu’il rédigeait ce fameux chapitre, en postulant que la compréhension de cette intention nous permettra, dans la troisième section, d’éclairer l’origine des divergences interprétatives que nous avons exposées.

Pour éclairer notre propos, il est utile au préalable d’opérer une distinction entre les concepts de « théorie de l’appropriation » et de « théorie de la propriété ». Une théorie de l’appropriation cherche à expliquer comment un individu peut acquérir un titre de propriété légitime sur une chose ou sur des terres originellement communes ou inappropriées. Elle est concernée par les modalités de l’appropriation en deçà du politique, en fonction de la nature de la chose appropriée et en référence à une norme de justice transcendantale qui n’est pas la justice des hommes. Une telle théorie de l’appropriation n’est pas donc pas concernée par le contenu effectif du droit de propriété, par les modalités de son transfert, ou par les limites que peut y mettre le gouvernent qui n’est pas encore institué. Il s’agit bien plutôt de définir sous quelles conditions des choses encore inappropriées peuvent devenir la propriété légitime d’un individu, indépendamment d’une définition positive qui clarifie quels droits précis recouvre le droit de propriété. Le cadre d’une telle réflexion est l’état de nature, ou un état pré- ou a-politique, qui permet de penser l’appropriation en deçà des normes que l’institution du gouvernement civil pourra par la suite édicter.

Une théorie de la propriété doit par contre définir la substance même de ce droit de propriété dans la société civile, le « faisceau de droits » qu’il recouvre, ce qu’il autorise et interdit, et ce, en fonction de son articulation au politique, et en particulier de la manière dont la définition positive de la propriété affecte les relations que les citoyens entretiennent entre eux. Alors que le cadre dans lequel est développé une théorie de l’appropriation est un état pré-politique, comme l’état de nature, celui d’une théorie de la propriété est par destination la société civile dans laquelle on ne saurait envisager que le contenu du droit de propriété ne soit défini positivement. Une théorie de la propriété doit en outre établir les modalités des transferts de propriété, définir comment se terminent les titres de propriété, et clarifier les limites que le pouvoir politique peut mettre à l’étendue ou à la jouissance de ce droit. Le droit de propriété inclut-il le droit de détruire la chose ou d’en faire un usage contraire à l’intérêt général ? Tous les échanges et dons sont-ils légitimes ? Une inégalité de richesses entre les citoyens qui crée des rapports de dépendance et ridiculise l’idée d’égalité démocratique peut-elle être légitimée par ce même pouvoir politique ? Ces questions ne relèvent pas d’une théorie de l’appropriation, mais bien d’une théorie de la propriété, qui règle en fait autant les rapports des hommes aux choses que les rapports des hommes entre eux.

Cette distinction n’est évidemment pas hermétique, car une théorie de la propriété doit également expliquer comment les individus peuvent acquérir une propriété sur certaines choses (qu’elles aient été auparavant appropriées ou non) et doit donc reposer sur une théorie de l’appropriation et l’intégrer. Mais cette distinction nous permet de souligner qu’expliquer comment les individus acquièrent un droit de propriété sur des choses inappropriées et définir le contenu des droits qu’ils peuvent exercer dans la société civile sur la chose appropriée sont deux entreprises théoriques très différentes.

Or cette distinction est particulièrement pertinente dans le cas qui nous occupe, car elle nous permet de comprendre que l’entreprise de Locke, lorsqu’il rédige le cinquième chapitre du Second traité, n’est nullement d’élaborer une théorie de la propriété au sens établi par la distinction posée ci-dessus, mais bien plutôt de montrer comment les individus qui originellement ne possèdent rien, si ce n’est leur corps et leur travail, peuvent s’approprier les choses communes. Autrement dit, nous pensons que, contrairement à ce que son titre annonce, Locke n’élabore pas dans le cinquième chapitre une « théorie de la propriété » mais bien une « théorie de l’appropriation »[27]. Le problème réside dans le fait que la plupart des commentateurs et interprètes de Locke, lisant ce chapitre dans le contexte qui était le leur, y ont cherché (et trouvé) une « théorie de la propriété » là où ne se trouvait en fait qu’une « théorie de l’appropriation ». Selon cette hypothèse, c’est même précisément parce que Locke ne dit pratiquement rien de ce que devrait être le droit de propriété dans la société civile — ce qui n’est pas son sujet — que les interprètes ont pu reconstruire « ce qu’il n’a pas écrit » dans des directions aussi divergentes. Pour étayer notre hypothèse, nous commencerons par examiner l’« intention théorique » de Locke afin de déterminer quel était son objectif au moment d’écrire le cinquième chapitre, puis nous procéderons par la négative en examinant les lacunes de sa supposée « théorie de la propriété ».

L’intention théorique de Locke dans le cinquième chapitre

En premier lieu, pour comprendre l’« intention théorique de Locke », il nous faut commencer par examiner la destination politique des Deux traités, et la place qu’occupe le chapitre V dans la démonstration qui aboutit à la thèse centrale de l’ouvrage, la légitimation du droit de résistance.

Si leur publication tardive en 1689 a longtemps fait passer les Deux traités pour une légitimation a posteriori de la Glorieuse Révolution, les travaux de Peter Laslett sur la genèse de leur écriture ont montré que Locke a plutôt rédigé cet ouvrage majeur dans le contexte de la crise de l’exclusion entre 1679 et 1681[28]. Le conflit entre les whigs et les tories quant au droit du parlement d’exclure Jacques de la succession royale battait alors son plein, et différents manuscrits attestent le fait que Locke travaillait déjà à ce moment à une réfutation des thèses absolutistes soutenues par les Tories. L’élément qui précipite la rédaction des Deux traités serait la publication, en janvier 1680, du Patriacha de Sir Robert Filmer. Face à l’urgence de réfuter les nouveaux arguments que l’ouvrage, largement diffusé, développait en faveur de l’absolutisme, Locke aurait suspendu l’élaboration et l’écriture de l’ouvrage de philosophie politique qui allait devenir le Second traité, pour se consacrer entièrement à la réfutation des thèses du Patriarcha de Filmer[29]. Une fois cette réfutation menée à bien dans le Premier traité du gouvernement civil (dont la fin ne nous est pas parvenue), Locke put reprendre son travail théorique et étayer sa critique, initialement dirigée contre les thèses de Filmer, sur une théorie positive du gouvernement qui exclut tout droit arbitraire du souverain sur les individus. Ce qu’il fit dans le Second traité.

Dans ce contexte, on peut comprendre que l’objectif de Locke, qui était notoirement proche des Whigs et de leur leader, le comte de Shaftesbury, ait été double en écrivant les Deux traités[30]. Dans le premier traité, il cherchait avant tout à réfuter Filmer et à décrédibiliser sa théorie d’un pouvoir politique absolu que les monarques auraient hérité d’Adam. Dans le second, il essayait de développer un solide édifice théorique qui réfute toute prétention à l’absolutisme d’un gouvernement quel qu’il soit. Or, comme Sir Robert Filmer légitimait l’autorité politique du Monarque par le pouvoir propriétaire total sur le monde qu’Adam aurait reçu de Dieu et transmis par après aux souverains par héritage, réfuter Filmer impliquait de soustraire à cette théorie simpliste une nouvelle théorie de l’appropriation, qui ne fasse pas dépendre tout droit de propriété de la volonté arbitraire d’un souverain[31]. Et Locke se devait d’articuler cette nouvelle théorie à l’ensemble de sa philosophie politique et à son aboutissement, le droit de résistance, afin de réfuter toute prétention absolutiste de toute forme de gouvernement, qu’il soit monarchique ou parlementaire. Atteindre ce double objectif impliquait donc nécessairement de repenser la question de la genèse de la propriété.

Lors de la rédaction du cinquième chapitre dédié à cette tâche, Locke devait encore tenir compte de deux contraintes plus spécifiques. D’abord, comme le souligne Ashcraft, la question de la propriété était un enjeu crucial lors des débats autour de la crise de l’exclusion qui constituent le contexte d’écriture des Deux traités[32]. Les tories accusaient les whigs de poursuivre des politiques égalitaristes et de vouloir remettre en question le droit à la propriété privée, tandis que les whigs soulignaient qu’un droit de propriété qui dépendait tout entier de la bonne volonté du Roi n’offrait que peu de garanties à son détenteur contre l’arbitraire. Loin d’être seulement théorique, le débat était lourd d’enjeux puisqu’il s’agissait de gagner le soutien des différentes classes propriétaires (marchands, petite bourgeoisie, et en particulier la gentry et son influence populaire), qui, vivant de leur propriété, désiraient obtenir des garanties quant aux desseins égalitaristes ou non des whigs. Comme l’écrit Ashcraft :

Les whigs avaient besoin de trouver un moyen de réconcilier le langage de l’égalité, les droits naturels et l’idée que toute propriété a été originellement donnée « en commun » au genre humain avec une justification des droits de propriété pour se défendre contre les accusations de vouloir niveler (level) les propriétés des hommes que les tories leur attribuaient sans cesse dans leurs sermons et pamphlets exclusionistes[33].

Comme Ashcraft, nous pensons que le cinquième chapitre a été écrit au moins en partie pour solutionner ce problème théorique crucial pour la cohérence de la propagande whig, et donner des garanties claires à la gentry et aux classes propriétaires que leur soutien aux whigs n’équivaudrait pas à un soutien à des politiques qui remettraient en cause leurs propriétés.

Ensuite, il faut souligner l’insertion de la question de la propriété dans le cadre conceptuel défini par la loi naturelle. Comme de très nombreux commentateurs l’ont souligné, le souci théologique de Locke était tout sauf secondaire[34]. Jean-Fabien Spitz en particulier a montré que, pour Locke, la loi civile ne tirait sa légitimité que de sa conformité à la loi naturelle, qui fournit en quelque sorte l’étalon à partir duquel les individus peuvent juger de la légitimité ou non de la loi civile, et le cas échéant résister à un pouvoir illégitime[35]. Pour être légitime, toute loi civile ne saurait être contraire aux prescriptions de la loi de nature, dont Locke nous dit que le premier et principal commandement est que « l’homme doit être préservé autant que cela est possible » (II, §16). La pensée politique de Locke se développe dans ce cadre : l’homme a été créé par Dieu, il est sa propriété et ne saurait enfreindre légitimement les visées que son créateur avait pour lui en le créant (II, §6). Ce dessein, que l’on peut connaître par l’exercice de la Raison, est que l’homme prospère, et par son labeur assure sa subsistance et se multiplie (ce qui implique que le travail soit également un commandement relevant de la loi naturelle). Or, si le monde a été donné en commun aux hommes pour qu’ils assurent leur subsistance, comment expliquer l’apparition de la propriété privée, pourtant indispensable à l’incorporation d’aliments nécessaires à la subsistance ? C’est ce problème qui ouvre le cinquième chapitre, dont la résolution est d’autant plus complexe que, d’une part, « les obligations de la loi de nature ne cessent pas dans la société » (II, §135) et, d’autre part, Locke se devait de répondre aux thèses de Grotius et de Filmer dont les écrits sur le sujet faisaient référence (cf. infra). Il s’agit donc de voir que la pensée de Locke sur la propriété évolue dans les bornes fixées par sa conception de la loi de nature, dont il est évident qu’elle est tout sauf secondaire ou instrumentale[36].

Pour résumer, Locke devait donc tenir compte de quatre contraintes majeures qui enserrent et définissent son intention théorique. Il devait : 1) opposer à l’approche filmerienne une théorie de l’appropriation qui ne fasse pas dépendre le droit de propriété de la volonté arbitraire d’un souverain ; 2) articuler cette théorie de la propriété au raisonnement qui aboutit à la légitimation du droit de résistance ; 3) donner des garanties aux classes possédantes que les whigs respecteraient le droit de propriété pour les rallier à leur cause ; et 4) articuler le droit de propriété aux exigences posées par sa conception de la loi naturelle.

En gardant ces contraintes à l’esprit, on peut alors comprendre que l’intention théorique de Locke dans le cinquième chapitre n’était pas de théoriser ce que devrait être le droit de propriété dans la société civile. Il s’agissait plutôt, d’une part, pour réfuter Filmer, de démontrer que la loi naturelle autorise les individus à acquérir des droits de propriété sur les choses et les terres indépendamment de tout consentement et de tout pouvoir arbitraire d’un monarque qui aurait hérité de la propriété du monde de ses ancêtres (et en dernière instance de Dieu). Le fait que ce soit le travail — ce devoir moral qui seul permet d’augmenter les ressources et de faire fructifier les moyens de subsistance du genre humain — qui fournisse la solution du problème dans les cadres de la loi naturelle n’est à ce titre pas anodin. Et, d’autre part, pour démontrer par la suite qu’il existe un droit de résister à un pouvoir illégitime, il s’agissait surtout de situer l’apparition des titres de propriété légitimes en-deçà de l’institution de la société civile. Raison pour laquelle Locke doit faire du droit de propriété un droit qui pré-existe au pouvoir politique.

Ce n’est en effet qu’en situant l’appropriation légitime dans l’état de nature que Locke peut soutenir que les individus instituent le gouvernement civil pour protéger leur vie, leur liberté et leur propriété dont la jouissance est toujours précaire dans l’état de nature. Ce qui a pour corollaire que le gouvernement qui s’attaquerait de manière arbitraire à ce que les individus voulaient protéger en entrant dans la société civile trahirait sa raison d’être et serait de facto illégitime. Établir que les individus sont légitimement propriétaires dans l’état de nature était donc une condition nécessaire pour aboutir à la conclusion qu’ils détiennent un droit de résistance face à une autorité qui se comporterait de façon arbitraire envers la propriété de ses sujets, et de cette manière fournir un fondement théorique aux thèses que soutiennent les whigs dans le débat sur le droit du parlement d’exclure Jacques de la succession de Charles II.

Ce passage issu du §222, qui conclut et résume la thèse centrale du Second traité, illustre bien cette articulation nécessaire du droit de propriété au droit de résistance :

La raison pour laquelle les hommes entrent en société, c’est la préservation de leur propriété […]. On ne peut donc jamais supposer à la société la volonté que le législatif ait le pouvoir de détruire ce que chacun a le dessein de préserver en entrant en société, et ce qui a motivé la soumission du peuple lui-même aux législateurs de son choix ; dès lors, chaque fois que les législateurs tentent de semparer de la propriété du peuple ou de la détruire, chaque fois qu’ils tentent de le réduire en esclavage en lui imposant un pouvoir arbitraire, ils se mettent eux-mêmes dans un état de guerre avec le peuple ; de ce fait, ce dernier est relevé de son devoir d’obéissance, et il est libre de recourir au commun remède dont Dieu a pourvu tous les hommes contre la force et la violence

II, §222, p. 159

Autrement dit, il était indispensable à Locke, pour fonder sa théorie du droit de résistance, de montrer que l’institution du politique est l’oeuvre d’individus déjà propriétaires, qui l’instituent (entre autres) pour protéger leurs propriétés. Le gouvernement légitime ne peut donc agir de façon arbitraire relativement aux propriétés individuelles qui préexistent à celui-ci. Aboutir à cette conclusion nécessitait de montrer préalablement comment la loi naturelle autorise les individus à s’approprier les terres et les choses en-deçà de l’institution du politique. Ce qui est précisément l’objet du cinquième chapitre.

Mais, et c’est là le point crucial, arriver à cette conclusion n’impliquait nullement d’élaborer une théorie de la propriété dans la société civile, c’est-à-dire une théorie de la propriété au sens de la distinction proposée ci-dessus. Locke devait uniquement, pour les besoins de son argumentation, fonder une théorie de l’appropriation conforme à la loi de nature en deçà de l’institution de la société civile. Il n’entrait donc pas du tout dans son dessein de préciser le contenu de ce droit de propriété, ni même de discuter la légitimité qu’a ou non le politique à réguler les propriétés des individus une fois que le gouvernement a été institué[37]. Son intention lorsqu’il écrivait ce chapitre n’était pas de procéder à une théorie exhaustive de la propriété, de justifier moralement la propriété capitaliste de Macpherson ou républicaine de Tully. Son intention théorique était en réalité beaucoup plus restreinte, puisque Locke cherchait seulement à montrer comment l’appropriation conforme à la loi naturelle est possible dans l’état de nature, et préexiste à l’institution du gouvernement qui doit donc la respecter. Rien de plus. Il s’agit donc bien avant tout d’une théorie de l’appropriation. Ce qui explique à la fois la place du chapitre dans l’économie générale des Deux traités, ainsi que les quelques références ambiguës que Locke fait au droit dont pourrait disposer le gouvernement pour réguler le droit de propriété dans la société civile.

Les lacunes d’une hypothétique théorie lockéenne de la propriété

En second lieu, un autre constat permet d’étayer l’hypothèse selon laquelle l’objet du cinquième chapitre est d’élaborer une théorie de l’appropriation et non une théorie de la propriété : les quelques éléments qui pourraient fonder une théorie lockéenne du droit de propriété ne se trouvent pas dans le cinquième chapitre, mais sont disséminés dans l’ensemble du texte des Deux traités. Comme nous l’avons souligné, une théorie de la propriété ne s’attache pas tant à expliquer l’appropriation originelle en des temps immémoriaux qu’à définir le « faisceau de droits[38] » que recouvre le droit de propriété dans la société civile, ce qu’il autorise et ce qu’il interdit au propriétaire. Or il est possible d’esquisser, de manière partielle et incomplète (car ce n’était pas l’objet des Deux traités) les contours de ce que serait pour Locke un droit de propriété légitime dans la société civile. Mais pour cela, l’essentiel des éléments qui autorisent cette reconstruction se situent ailleurs que dans le cinquième chapitre. Pour étayer ce point, il s’agit d’examiner les éléments à partir desquels il est possible de reconstruire cette supposée « théorie lockéenne de la propriété ».

Le problème majeur d’une telle reconstruction hypothétique réside dans le fait que Locke ne précise pas le « faisceau de droits » que recouvre pour lui la propriété privée dans les Deux traités. Il n’en fait pas de définition « positive ». En conséquence de quoi bon nombre de commentateurs ont présumé que ce droit devait être un droit absolu sur la chose. Quoiqu’en l’absence d’une définition positive de la propriété privée il faille accepter ce point de départ, il est cependant évident que la conception lockéenne de la propriété ne partage que peu de choses avec cette idée du droit de propriété comme droit « absolu » de la volonté individuelle sur la chose (que l’on retrouve par exemple encore chez les libertariens). À tout le moins, le droit de propriété tel que défini par le pouvoir civil doit, comme toute autre norme, être conforme aux prescriptions de la loi naturelle, comme a pu le montrer Spitz[39]. Mais il y a plus : dans les rares passages où Locke s’exprime sur la propriété en tant que telle (et non sur l’appropriation), il tend plutôt à en limiter et en encadrer l’exercice qu’à défendre une forme absolue de ce droit. Dans la mesure où ces limites constituent l’essentiel de ce que Locke nous dit de la nature du droit de propriété légitime dans la société civile, et donc de sa « théorie de la propriété », nous présentons brièvement les trois principales limites qu’un examen du texte permet de dégager[40].

Tout d’abord, l’interdiction de s’approprier une chose dont l’individu n’a pas d’usage et ainsi la gaspiller (cf. supra p. 346) peut être prolongée et érigée comme une interdiction de détruire sans usage ou de gaspiller toute chose une fois que celle-ci a été appropriée. Cette première limite, qui est en effet formulée dans le cinquième chapitre, est avant tout développée comme une restriction au droit d’appropriation[41], mais nous pouvons en déduire que si une appropriation qui laisse se détruire sans usage pour le genre humain les choses appropriées est illégitime, c’est qu’une telle destruction inutile d’une propriété individuelle est en tant que telle illégitime pour Locke. L’argument de Locke s’appuie d’ailleurs sur la loi naturelle qui stipule que « Dieu n’a rien fait pour l’homme afin qu’il le gâche et le détruise[42] », ce qui implique qu’une théorie lockéenne de la propriété ne conférerait certainement pas au détenteur d’un droit de propriété le droit de détruire la chose de manière inutile[43]. Cette limite vaut donc à la fois pour le droit d’appropriation et pour le droit de propriété.

En second lieu, la loi naturelle donne un droit aux enfants sur les biens du père, qui ne peut donc en disposer de façon absolue : sa volonté est limitée par le droit que ses enfants ont sur ses biens. Locke avance cette idée d’abord dans le cadre de ses discussions sur l’héritage, dans le Premier traité aux paragraphes I, §86, §87 et §88, puis dans le Second, dans le chapitre XVI sur la conquête, lorsqu’il soutient que le conquérant, vainqueur d’une guerre juste, n’a pas de droit sur cette part de la propriété du père qui est due aux enfants. Ceux-ci n’ayant pas pris part au conflit, ils conservent un droit sur cette part de la propriété de leur père qui leur est donc toujours légitimement due. Les enfants disposent d’une sorte de droit de propriété « par avance » sur la propriété du père qui ne peut donc en disposer absolument comme il le désire[44]. La propriété privée est, de manière plus générale pour Locke, immédiatement grevée et insérée dans le tissu des obligations familiales, et à ce titre ne constitue certainement pas un droit individuel absolu :

Les hommes ne sont pas propriétaires de ce qu’ils ont uniquement pour eux-mêmes, leurs enfants partagent ce droit, et ont d’une certaine manière un droit joint à celui de leurs parents sur ces possessions qui deviennent totalement leurs, lorsque la mort ayant mis fin à l’usage que leurs parents en avaient, a dépouillé ceux-ci de leurs possessions ; c’est là ce que nous appelons héritage

I, §88[45]

Les différents passages où Locke traite de l’héritage nous permettent ainsi de penser que la très lacunaire théorie lockéenne de la propriété confèrerait une place importante à la cellule familiale dans les modalités d’exercice et de contrôle de la propriété. Et même, selon Tully : « En son acception classique, ce droit [de propriété] n’est pas, pour Locke, un droit individuel. C’est un droit exercé par toute la famille, et même, si nécessaire, par tous les individus reliés par les liens du sang (I, §90)[46]. » Pour Locke, la propriété semble donc plus être affaire de famille que d’individu, et ces obligations vis-à-vis de la famille limitent l’emprise potentiellement absolue que pourrait détenir l’individu sur sa propriété.

Troisièmement, conformément à la loi naturelle qui fait de la préservation du genre humain dans son ensemble le critère légitime de toute loi civile, le nécessiteux en danger de mort dispose d’un droit sur la propriété de ceux qui ont suffisamment pour que leur subsistance ne soit pas affectée par ce prélèvement (I, §42). Comme l’écrit Locke :

Dieu, Seigneur et Père de tous les hommes, n’a accordé à aucun de ses enfants un droit de propriété sur la part qu’il a reçue des biens de ce monde tel qu’il ne doive accorder à son semblable dans le besoin un droit sur les biens que lui-même possède en sur-abondance ; de telle sorte que [ce droit] ne peut lui être justement refusé, lorsque ses désirs impérieux l’appellent[47].

Cela implique que, dans une société où de tels nécessiteux existent, le droit de charité leur donne un droit légitime sur la propriété de chaque individu qui dispose de plus que le nécessaire pour sa subsistance. De la sorte, l’intégrité d’aucune propriété au-dessus d’un certain minimum ne serait garantie par l’autorité civile tant que des formes extrêmes de misère coexistent avec des patrimoines individuels plus ou moins abondants, puisque ces nécessiteux auraient le droit d’exiger la part de la propriété de tel ou tel nanti si elle est nécessaire à leur survie.

Alors que les affirmations qui ont trait à l’héritage ainsi que les limites au droit de propriété que nous avons distinguée (interdiction de détruire inutilement la chose, droit des enfants sur la propriété du père, et devoir de charité envers le nécessiteux) sont des clauses majeures de ce qui aurait pu constituer une véritable théorie lockéenne de la propriété, Locke ne nous entretient de ces clauses qu’au détour de ses discussions sur d’autres sujets. Si l’on accepte l’interprétation classique selon laquelle le chapitre V est consacré à élaborer une théorie de la propriété, on ne comprend dès lors pas pourquoi les considérations les plus importantes sur le droit de propriété se trouvent essentiellement ailleurs que dans le chapitre dévolu à ce sujet. Ce qui s’explique par contre aisément dans le cadre de l’hypothèse que nous soutenons : il est normal que le chapitre consacré à la propriété ne fasse aucune mention des clauses essentielles d’une lacunaire et hypothétique « théorie lockéenne de la propriété », puisque dans ce chapitre Locke cherche en réalité à poser les bases d’une théorie de l’appropriation et non d’une théorie de la propriété.

3. Ambiguïté et mésinterprétations du cinquième chapitre

Est-ce à dire pour autant qu’on ne trouve aucun élément d’une théorie de la propriété dans le cinquième chapitre de Locke ? Une telle affirmation est abusive et rate l’ambiguïté fondamentale qui a précisément permis les interprétations divergentes de ce texte. Cette ambiguïté trouve son origine dans l’affirmation lockéenne selon laquelle l’appropriation par le travail est conforme à la loi naturelle, ce qui implique que certaines des prescriptions de la loi naturelle dépassent le cadre de l’état de nature. Ce statut « naturel » du droit d’appropriation émerge du contexte théorique jusnaturaliste dans lequel s’inscrit Locke, et du dialogue qu’il entretient avec ses prédécesseurs (Grotius, Puffendorf) et particulièrement avec son adversaire principal, Sir Robert Filmer dont il connaît très bien les écrits et auquel il répond.

Or Filmer reproche justement à Grotius de n’avoir pas réussi à clarifier les prescriptions de la loi naturelle sur la propriété privée :

Grotius nous dit qu’à l’origine régnait la communauté des biens, selon la loi de nature ; mais il ajoute aussitôt qu’une fois apparue la propriété, la jouissance des biens en commun devint contraire à cette même loi de nature. D’où il ressort que, d’une part, cette loi naturelle — dont on nous disait que Dieu lui-même n’en saurait modifier le contenu — est en fait fort changeante, et que c’est en son sein même que Grotius a installé la contradiction[48].

Élaborant sa propre théorie de l’appropriation, Locke se devait donc de ne pas prêter le flanc à la critique que Filmer adressait à Grotius, et ce d’autant plus que sa propre conception de la loi naturelle rejoignait celle de Filmer quant à son caractère éternel et immuable (cf. supra). Lorsqu’il écrit le cinquième chapitre, le propos de Locke est d’exposer les prescriptions éternelles de la loi de nature quant à l’appropriation originelle. Ce qui implique indirectement que ces prescriptions, pourtant propres à l’appropriation, doivent valoir dans l’état de nature comme dans la société civile. Autrement dit, les prescriptions de la loi naturelle valant pour le droit d’appropriation dans l’état de nature peuvent donc valoir également pour le droit de propriété dans la société civile.

C’est par exemple le cas pour la première limite que Locke met au droit d’appropriation dans l’état de nature. Comme nous l’avons vu, la loi naturelle interdit l’appropriation qui engendrerait la destruction inutile de la chose. Or, puisque la loi naturelle ne suspend pas ses prescriptions lors du passage à l’état civil et que cette prescription repose sur l’interdiction de gaspiller des choses qui pourraient être utiles, il en résulte qu’une limite posée initialement au droit d’appropriation limite également le droit de propriété dans la société civile. L’extrapolation est ici légitime, et c’est cette même logique qui explique qu’alors que Locke s’attache avant tout à élaborer une théorie de l’appropriation on puisse trouver dans le texte du cinquième chapitre les « germes » d’une théorie de la propriété.

Mais ici se pose un double problème. D’une part, ces extrapolations ne sont pas l’oeuvre de Locke qui, nous l’avons vu, en écrivant avait pour objectif principal de légitimer l’appropriation originelle et non d’élaborer une théorie de la propriété. Et d’autre part, toutes les prescriptions de la loi naturelle ne peuvent être exportées dans l’état civil telles quelles. Certaines d’entre elles n’ont par exemple de sens que dans l’état de nature. C’est le cas de l’argument du « mélange du travail à la chose » : il ne vaut que lorsque la chose ou la terre est encore inappropriée, ce qui en restreint conséquemment la portée puisque dans la société civile les individus ne font pour ainsi dire jamais face à des terres ou des choses inappropriées.

Le débat sur le droit du second travailleur illustre bien les problèmes que pose ce type d’extrapolations. En effet, si en vertu de la loi naturelle c’est le travail qui constitue le titre légitime de la propriété, pourquoi le second travailleur, qui a mêlé son travail de la même manière que le premier à la chose ou à la terre, ne peut-il également en devenir le propriétaire légitime (ou à tout le moins de la valeur que son travail a produit)[49] ? Si nous postulons que cette question est soulevée dans l’état de nature et que les terres disponibles pour l’appropriation sont abondantes, la réponse de Locke est immédiate : le second travailleur ayant le droit de faire une appropriation similaire (en vertu de la clause de suffisance) doit respecter l’appropriation du travailleur qui a le premier mêlé son travail à la terre ou à la chose. Si le second travailleur travaille tout de même ce terrain ou cette chose qui ne lui appartient pas et qu’il ne récolte pas les fruits de son travail, c’est alors qu’il le fait en vertu d’un contrat qui lui est avantageux, faute de quoi il irait travailler sa propre terre ailleurs et pour lui-même, puisqu’il y a toujours des terres disponibles à approprier.

Mais si, quittant le cadre de l’état de nature pour celui de la société civile, nous considérons que toutes les terres ont déjà été appropriées, alors cette réponse n’est plus satisfaisante. « Que prescrirait alors la loi naturelle de Locke dans ce cas ? », s’interrogent les commentateurs. Certains soulignent que, puisque le capital est le fruit d’un travail passé et accumulé, le capitaliste peut légitimement faire un usage différé de ce « travail passé » dont il est propriétaire et en tirer un avantage (a fortiori si en mettant son capital à disposition des travailleurs il améliore la situation de l’ensemble de la société). D’autres, se référant au labour-mixing argument, avancent qu’il est tout à fait contraire à la loi naturelle que le travail des non-propriétaires accroisse la propriété des oisifs car les ancêtres des seconds ont privé les premiers de la possibilité de s’approprier un terrain. Mais le texte de Locke ne contient pas de réponse à cette question. Ce qui apparaît comme tout à fait normal si l’on se rappelle que ce n’était pas là son propos. Comme nous l’avons montré, son objectif lorsqu’il écrivit ce cinquième chapitre était de montrer comment le premier travailleur peut acquérir un droit de propriété, puis comment ce droit de propriété limite l’action du gouvernement que ce premier travailleur participera à instituer. Le droit du second travailleur est une question que Locke ne se pose pas, mais à laquelle de nombreux commentateurs ont essayé de répondre à sa place dans des sens divers.

Lorsque l’on examine le texte de Locke, on ne trouve donc pas de réponse adressées directement aux questions que soulève une théorie de la propriété et que nous avons évoquées. On y trouve par contre les « germes » d’une théorie de la propriété susceptible de soutenir par extrapolation les thèses de Macpherson et de Nozick comme celles de Tully et de Spitz. Mais s’il est possible de mobiliser les concepts de Locke pour répondre aux questions soulevées par le débat sur le droit du second travailleur ou sur l’héritage, il faut alors également assumer le fait qu’il s’agit d’extrapolations et que les commentateurs relisent le texte pour répondre à des questions que Locke ne s’était pas posées, ce que bon nombre peinent à faire, préférant chercher dans le meilleur des cas ce qu’aurait pu ou dû penser Locke de la question, et s’abrogeant ainsi son autorité. Nous comprenons alors comment des interprétations aussi différentes de ce texte ont été possibles[50].

Conclusion : problèmes d’extrapolation

Au terme de ces considérations, il apparaît donc que la théorie de Locke, telle qu’exposée dans le cinquième chapitre du Second traité est en fait sous-déterminée. Elle n’expose pas une théorie de la propriété à proprement parler, contrairement à ce que le titre du chapitre suggère, mais une théorie de l’appropriation dans l’état de nature qui pose les bases théoriques indispensables au succès de la démonstration légitimant le droit de résistance, ce qui constitue l’objectif principal du Second traité. Locke ne prétend donc pas que le gouvernement légitimement institué ne puisse en aucune façon intervenir avec les droits de propriété précédemment acquis dans l’état de nature, comme le soutiennent Macpherson et Nozick, mais il ne prétend pas non plus que le gouvernement doive intervenir et redéfinir les droits de propriété lors du passage à la société civile comme le pensent Tully et Spitz. Au sein de la théorie lockéenne, il semble donc bien y avoir un espace conceptuel ouvert à une telle intervention régulatrice du gouvernement, mais la nature de cette intervention et la conception du droit de propriété qui la fonde restent relativement indéterminés dans le texte des Deux traités[51]. Parce que ce n’était pas son intention, Locke n’y présente aucune réelle théorie de la propriété qui préciserait l’étendue de ce droit et le domaine d’action légitime du gouvernement envers les propriétés individuelles.

Quoique d’un point de vue méthodologique il semble intuitivement incorrect de considérer qu’une théorie de l’appropriation puisse faire office de théorie de la propriété, il était cependant possible de prolonger les intuitions de Locke comme ont pu le faire les libertariens de droite. Mais contrairement à ce que ceux-ci ont pu penser de leur démarche, cette extrapolation ne saurait se réclamer de Locke autrement que dans son inspiration et ne constitue pas non plus une théorie aboutie de la propriété. De même, les éternels débats sur l’interprétation correcte de la « clause lockéenne » n’ont d’intérêt que pour l’histoire des idées, car il serait naïf de penser qu’il suffirait de corriger la théorie de l’appropriation de Locke pour en faire une théorie de la propriété[52]. Assimiler comme le fait Nozick théorie de la propriété et théorie de l’appropriation pose en effet une série de problèmes importants qui ne peuvent simplement être résolus en postulant que, si les appropriations et les transferts ultérieurs sont justes, alors la distribution qui en résulte est juste elle aussi. Pour conclure, nous distinguons donc quelques-uns de ces problèmes qui, s’ils se posent à toute tentative de reconstruction de la théorie lockéenne de la propriété, minent selon nous en particulier la reconstruction naïve qu’en font les libertariens dans la mesure où leur théorie de la propriété repose toute entière sur l’idée qu’une appropriation juste limite le champ d’action légitime de l’autorité politique.

On peut d’abord se demander s’il est adéquat de légitimer la distribution des droits de propriété dans une société donnée en recourant à un état de nature hypothétique dans lequel on jugerait de la légitimité des premières appropriations en des temps immémoriaux et de leurs non moins hypothétiques transferts ultérieurs jusqu’au moment de juger la distribution présente. Outre le bien-fondé de la méthode, une telle démarche fait primer le droit du travail « passé » sur le travail « présent », puisque la distribution des biens et des capitaux est effectuée essentiellement en fonction de droits de propriété acquis dans le passé par les ancêtres plus ou moins lointains des individus qui composent la société aujourd’hui. Ce qui revient à soumettre le jugement sur la distribution présente à l’évaluation d’actes qui pour la plupart ne peuvent être rattachés aux individus vivants, de sorte que cette distribution originelle des droits de propriété ainsi que leurs transferts ultérieurs déterminent ce que peut espérer s’approprier le travail « présent » dont le caractère réellement appropriatif peut en laisser plus d’un dubitatif.

Il faut ensuite remarquer que le cinquième chapitre reste muet sur la transmission de la propriété d’individu à individu par contrat, don ou héritage, c’est-à-dire par une appropriation qui a lieu sans travail de la part du bénéficiaire. La question de l’appropriation « sans travail » est pourtant cruciale pour toute théorie qui pense la propriété dans un contexte où il n’existe plus de choses inappropriées, et toute tentative de prolonger la pensée de Locke ne saurait en faire l’économie.

De plus, toute tentative de reconstruction devrait définir positivement la nature et la teneur de la propriété privée (le faisceau de droits qu’elle recouvre) ; et cette entreprise ne trouvera que peu d’aide dans le texte de Locke. Nous avons en effet pu constater que c’est précisément parce que Locke s’abstient de définir ce qu’il entend par droit de propriété privée que ses commentateurs ont pu soutenir que ce droit était un droit absolu avec lequel l’État ne pouvait pas interférer. Or, comme en témoignent bien les réglementations modernes du droit de propriété, ce droit ne saurait être pensé comme implicitement absolu, mais doit au contraire s’intégrer au registre de normes de chaque société. Ce qui implique à la fois une définition et une limitation du droit de propriété privée, qui sont précisément l’objet d’une théorie de la propriété.

Extrapoler une théorie de la propriété à partir de la théorie lockéenne de l’appropriation impliquerait enfin de renoncer à l’argument du mélange du travail à la chose, qui ne vaut que dans un état de nature hypothétique caractérisé par une abondance de terres et de biens non rivaux. Cet argument qui se développe dans un cadre non conflictuel et non politique a en effet une portée trop limitée et abstraite pour fonder un réel principe d’appropriation dans la société civile. Il serait sans doute possible de remédier à cela en fondant la propriété privée sur une forme de propriété de soi ou de propriété du travail qui créerait la valeur de la chose, mais le texte de Locke n’est que de peu d’utilité pour entreprendre une telle reconstruction. De manière plus générale, le problème qui mine de l’intérieur ce genre de reconstructions, lesquelles essayent de prolonger une théorie de l’appropriation en une théorie de la propriété, réside dans les « cadres » très différents (état de nature par rapport à état civil) au sein desquels ces deux types de théorie prennent leur sens. Par sa perspective ancrée dans l’état de nature, la théorie de l’appropriation de Locke ne traite nullement de la dimension intrinsèquement conflictuelle et politique de la propriété, alors qu’il s’agit précisément du problème auquel doit s’attaquer une théorie de la propriété.