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Interview

Les singes parleront-ils un jour?

Pour Dominique Lestel, maître de conférence à l'Ecole normale supérieure, les primates ne font qu'un usage utilitaire du langage. «Ils ne racontent pas d'histoires.»
par Catherine Mallaval
publié le 21 octobre 1997 à 10h23
(mis à jour le 21 octobre 1997 à 10h23)

Années 50: un couple d'Américains, les Hayes, qui viennent d'avoir un bébé, décident d'adopter un chimpanzé nouveau-né, baptisé Vicki et de l'élever comme leur propre enfant. Avec couches, biberons et affection. Las, tandis que vers l'âge de 2 ans, leur «vrai» bébé commence à raconter des histoires, Vicki s'en tient à «papa», «maman». Sans doute les seuls mots que son absence de larynx lui permet d'ânonner. En juin 1966, un autre couple, les Gardner ont une idée géniale. Eux aussi, ils vont jouer au papa et à la maman avec Washoe, une petite guenon. Mais plutôt que de batailler pour la faire babiller, ils lui enseignent le langage des sourds-muets. Avec succès: à 4 ans, elle connaît 130 mots, en assemble quelques-uns, et distingue maintenant bien «fleur» et «sentir». Mieux, quelques années plus tard, elle va à son tour, apprendre la langue des signes à son fils adoptif Loulis. L'Amérique est en émoi. Les scientifiques en perdent leur latin. Tous les étudiants en psycho veulent faire des thèses sur le sujet. Et voilà Francine Patterson qui réussit à enseigner 160 mots à Koko son gorille, tandis que Lyn Miles communique avec Chantek, son orang-outang.

Dans le même temps, un autre Américain, David Premack s'attaque à un projet plus global: plutôt que de tester les seules aptitudes au langage des chimpanzés, il veut évaluer leurs capacités cognitives. Pour ce faire, il entraîne Sarah, sa petite guenon, à manier un langage symbolique qu'il a lui-même inventé. Des petits bouts de plastique recouverts de signes, comme des idéogrammes chinois, que l'on peut accoler pour faire des phrases du genre «Sarah donne la pomme». Mais dans les années 80, voilà qu'Herbert Terrace se lance aussi dans la course avec son chimpanzé Nim Chimsky. Rien. La bête n'apprend rien. Et le chercheur de dénoncer très violemment tous les résultats de ses prédécesseurs en criant au laxisme méthodologique, aux «illusions cognitives», à une coupure radicale entre l'homme et l'animal! La polémique qui s'en suit est telle que les crédits sont supprimés, et dans les manuels de psychologie on peut encore aujourd'hui lire: les singes ne parlent pas! Que penser de ces expériences? Faut-il les poursuivre? Alors que vient de se tenir à Lyon le colloque annuel de la société francophone de primatologie, Dominique Lestel, maître de conférences à L'Ecole normale supérieure, auteur de Paroles de singes (1), fait le point.

Les tentatives de communiquer avec les chimpanzés ont repris à Atlanta? Une quête désespérée?

Non, passionnante. A Georgia State University, Duane Rumbaugh d'abord, puis Sue Savage-Rumbaugh, ont su se sortir des polémiques, en proposant un projet où il n'était pas directement question d'apprendre à parler aux chimpanzés. Mais de mettre en place des techniques d'accès aux symboles susceptibles d'être utilisés par des enfants autistes. En filigrane, pour la première fois, ils se sont demandé ce que l'on pouvait faire avec le langage, en le considérant comme un moyen de communiquer, donc d'agir ensemble. Concrètement, ils ont appris à deux chimpanzés Sherman et Austin à manier des symboles sur un ordinateur. Chacun dans une pièce, séparés par une petite fenêtre, les deux primates ont su communiquer par l'intermédiaire de leurs ordinateurs. L'un disant à l'autre schématiquement «passe-moi cet outil, ainsi nous pourrons ensemble ouvrir le container rempli de fruits et les partager.»Très concluant! Ensuite, les Rumbaugh ont fabriqué tout un tableau de symboles, et décidé de voir comment un bonobo ­ ce chimpanzé nain considéré comme encore plus malin que le chimpanzé commun ­ saurait s'en servir. Ainsi, on a vu Kanzi, aujourd'hui devenu très célèbre, se promener dans le parc de l'université et utiliser son tableau symbolique pour communiquer avec son accompagnateur humain. Le bonobo fait des sortes de phrases, en associant les symboles dans un ordre précis. Mieux, il montre qu'il désigne vraiment les choses et ne fait pas de simples requêtes: si on lui demande d'apporter un fruit qu'il n'aura pas le droit de manger, il obtempère. Les Rumbaugh ont également été les premiers à montrer que Kanzi comprenait correctement l'américain oral et à comparer ses aptitudes avec celle d'Alia, un enfant de 2 ans.

Comment?

En les faisant tous deux réagir à 660 phrases inhabituelles. Au final, Kanzi (qui avait alors 9 ans) et l'enfant ont eu recours à des facultés de compréhension assez proches. Et tous deux ont montré une certaine inventivité dans l'utilisation du langage. Ainsi, quand on leur a demandé d'aller «laver des hot-dogs», Alia est allé chercher une éponge, et Kanzi un vaporisateur!

Kanzi ne serait-il pas simplement un petit génie?

De fait, nous commençons à nous apercevoir que tous les «individus» singes n'ont pas les mêmes capacités. La mère de Kanzi, par exemple, n'a jamais réussi à manier les symboles. Mais il n'y a pas que cela. On se rend compte que les conditions de captivité jouent un rôle important dans l'émergence des compétences de l'animal. On a beaucoup décrié les expériences précédentes, notamment parce que les humains étaient trop présents. Mais justement, avec Washoe ou avec Kanzi (que les Rumbaugh emmènent régulièrement chez eux), les chercheurs ont pour la première fois, véritablement tenté de communiquer avec une autre espèce. Pas de la regarder comme un pur objet d'expérience. Et c'est peut-être pour cela que ça a marché.

Mais peut-on pour autant dire que les singes ont accès au langage?

Ils ont manifestement accès aux symboles. Des observations dans la nature commencent aussi à le montrer. Ainsi en Côte-d'Ivoire, dans la forêt Taï, les chimpanzés tambourinent sur les arbres dans la forêt pour se donner rendez-vous. Mais les singes ne font qu'un usage utilitaire du langage: pour désigner, obtenir ou coopérer comme l'ont fait Sherman et Austin. Bref, la grande différence avec l'homme, c'est qu'ils ne racontent pas d'histoires. Ils ne font pas ces narrations qui sont constitutives de notre personnalité.

Mais alors ils n'ont rien à dire...

C'est plutôt que s'ils ont des choses à dire, ils ne les disent pas. Mais ce n'est pas parce qu'un animal n'a pas accès à un langage propositionnel qu'il ne pense pas. Et certains faits sont étonnants. Ainsi, les chimpanzés qui ont appris le langage des sourds-muets accentuent manifestement les signes qu'ils font en fonction de leur humeur. Et surtout, on en a vu qui se faisaient des signes à eux-mêmes. Justement comme s'ils se racontaient des histoires. Cela dit, les données manquent dramatiquement. Il faut dire que le budget consacré aux recherches sur l'intelligence animale n'a rien à voir avec les sommes allouées à la recherche spatiale...

Pourquoi s'être focalisé sur les chimpanzés?

On aurait pu tenter les mêmes expériences avec des mammifères marins ou des oiseaux ­ cela a d'ailleurs été mené avec succès sur un perroquet ­ puisque ce sont eux qui dans la nature usent des moyens de communication les plus complexes. Avec des chants sophistiqués et des dialectes. Mais, si l'on a fait du chimpo-centrisme, c'est parce que, génétiquement, les chimpanzés sont les plus proches de nous. Même si chaque espèce est un chef-d'oeuvre d'intelligence. En tout cas, l'objectif fondamental de ces travaux est de découvrir jusqu'à quel point le langage est unique à l'homme. Et, bien que beaucoup de scientifiques s'en défendent, de répondre à la question angoissante: en quoi ne sommes-nous pas des animaux?.

(1) Ed. La découverte, série sciences cognitives, 1995. A également publié: L'animalité, Essai sur le statut de l'humain, Ed. Hatier, 1996.

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