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Comme les grands singes, les corbeaux peuvent aussi entrevoir le futur

Une nouvelle étude montre que des corbeaux parviennent à anticiper l’avenir proche. Elle s’ajoute à celles sur les grands singes qui indiquaient que les animaux aussi peuvent prévoir certaines situations. De quoi repenser l’évolution animale et humaine, et éclairer les rôles de la mémoire

Les corbeaux, objets d'une étude. — © Copyright Helena Osvath_Lund University_ScienceMag
Les corbeaux, objets d'une étude. — © Copyright Helena Osvath_Lund University_ScienceMag

Prévoir la survenue de situations précises, renoncer à une satisfaction immédiate pour privilégier une récompense à venir, bref entrevoir le futur: une aptitude propre à l’homme, fruit de son évolution, a-t-on longtemps pensé. Or voilà une décennie que des études battent en brèche cet acquis: et si les animaux aussi étaient capables d’anticiper l’avenir proche? Des chercheurs de l’Université suédoise de Lund enfoncent le clou en le montrant avec des corbeaux.

«L’anticipation constitue un exercice mental complexe», souligne Can Kabadayi, coauteur de cette étude parue dans Science. Et son collègue Mathias Osvath de préciser: «Organiser un dîner ou planifier sa retraite engage moult tâches cognitives: se représenter mentalement un événement distant dans le temps, faire fi des inputs sensoriels faisant dévier de cet objectif intangible, ou imaginer une suite d’actes visant à l’atteindre. La capacité à planifier de manière flexible est constitutive de l’humain, et cruciale dans sa vie de tous les jours.» Les animaux, eux, ne vivraient ancrés que dans le présent, motivés à agir uniquement par leurs besoins vitaux.

Inné contre acquis

Or que dire de la propension, pour certains, à cacher de la nourriture pour plus tard? Pour d’autres à construire un nid? Ou à se préparer à hiberner? Ce seraient là des caractéristiques innées, relèvent les éthologues. Dans le premier cas, il a été montré que des rongeurs continuaient d’accumuler des réserves même s’ils recevaient une ration quotidienne dans leur cage; ils n’engrangent par les graines de façon consciente. Et dans le dernier cas, les juvéniles se mettent en mode «hibernation» sans avoir jamais connu l’hiver; un trait adaptatif donc, transmis entre générations.

Il n’empêche, «le comportement présent d’un animal peut affecter ses chances de survie futures: pouvoir planifier serait un avantage adaptatif permettant d’anticiper de futurs besoins en vivres ou la réceptivité de partenaires sexuels potentiels», détaille Christelle Jozet-Aves, éthologue à l’Université de Caen, dans la revue Espèces. C’est grâce à ce ressort, entre autres, que l’homme aurait acquis son hégémonie.

Les grands singes, pourtant, seraient aussi capables de se projeter dans le temps. En 2006, des primatologues de l’Institut Max Planck de Leipzig montraient que dix bonobos et orangs-outans, qui avaient appris à se servir d’un bâton pour actionner un distributeur à nourriture, choisissaient le bon outil parmi plusieurs même si le garde-manger ne leur était accessible que le lendemain. Simple association d’idées? Non, car dans une phase ultérieure de l’expérience, les grands singes qui la réussissaient recevaient des fruits des mains des chercheurs cette fois, et plus de la machine: ils finissaient par délaisser le bâton, associant la récompense au succès de leurs actions plus qu’à une indispensable présence de l’outil.

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Mieux: en 2008, Mathias Osvath, déjà lui, a enseigné à des chimpanzés et des orangs-outans à se servir d’un tuyau pour aspirer une soupe de fruits. Bien plus tard, appelés à choisir entre une pitance immédiate ou le tube augurant une récompense plus riche mais plus tardive, les primates penchaient pour la seconde alternative. «Des tâches que d’autres singes ne parvenaient pas à faire, suggérant que ces capacités ont évolué dans la lignée des hominoïdes (incluant les grands singes et Homo sapiens)», dit le chercheur.

Planification flexible

Mais pas seulement. En parallèle, des études ont été menées sur des corvidés, famille d’oiseaux comprenant les corbeaux et les geais. Celle de Nicola Clayton, à l’Université de Cambridge, est l’une des plus célèbres. En 2007, son groupe a montré que des geais à gorge blanche étaient capables de cacher leur nourriture préférée de manière flexible indépendamment de leur état de motivation alimentaire du moment. Certains chercheurs, dont Thomas Suddendorf, se sont montrés sceptiques. Ce psychologue à l’Université de Queensland (Australie), qui défend depuis des années que l’anticipation est une capacité cognitive propre à l’homme, affirme en 2010 que cette expérience ne met en évidence qu’une chose: un comportement – mettre de côté de la nourriture – que les geais passent leur vie entière à appliquer. Pour lui, ces volatiles restent bien incapables d’anticiper autre chose… A l’inverse de nous, humains.

Répliquant les études sur les primates, la nouvelle expérience sur les corbeaux relance le débat. Dans une première phase, cinq spécimens ont été dressés à utiliser un outil nécessaire à ouvrir une boîte de friandises. Plus tard, après avoir montré le coffret aux volatiles, les chercheurs l’ont fait disparaître, avant de leur proposer plusieurs objets, dont l’outil-clé. Quasiment tous les corbeaux ont choisi le bon, ce quand bien même la caissette ne leur était présentée que 15 minutes plus tard, voire 17 heures dans un autre exercice.

© Helena Osvath/Lund University/ScienceMag
© Helena Osvath/Lund University/ScienceMag

Ensuite, des protocoles similaires, avec cette fois des jetons à choisir et à échanger contre de la nourriture un jour plus tard, ont montré un taux de réussite de 78% – mieux que chez les grands singes. Enfin, les chercheurs ont proposé aux corvidés une friandise et l’outil pour accéder à un réceptacle contenant un mets bien plus alléchant. Les oiseaux devaient choisir. Malgré la tentation immédiate, ils ont penché pour l’outil. Et surclassent ainsi, dans cette tâche, l’enfant de 4 ans. «Les corbeaux sont capables de prendre leurs distances par rapport au présent pour faire des choix plus avantageux dans le futur», commentent dans Science Nicola Clayton et son collègue Markus Boeckle.

Ces études présentent des intérêts multiples. Du point de vue évolutif d’abord. «Il paraît peu probable que l’ancêtre commun des oiseaux et des mammifères, il y 320 millions d’années, ait eu cette aptitude à l’anticipation, dit Mathias Osvath. Cela indique qu’elle aurait évolué indépendamment dans les deux classes. De quoi éclairer l’évolution de la cognition complexe.» Une conclusion à laquelle adhère Françoise Schenk, professeure de physiologie à l’Université de Lausanne: «Il y a eu tant de préjugés selon lesquels seuls nous, grands primates, pensons. Tandis que les autres animaux n’agiraient que comme des machines. Or tous les êtres vivants font de façon plus ou moins maîtrisée des simulations de ce qui va leur arriver. Le corbeau n’est pas… bête: il a des représentations. Qui génèrent des attentes. Qui influencent ses décisions. Ces attentes sont facteurs de simulations.»

Voyages mentaux

Selon elle et d’autres spécialistes de l’anticipation, tel le neurophysiologiste français Alain Berthoz, ce genre d’études aident à comprendre la mémoire: «Celle-ci ne sert pas du tout qu’à se rappeler le passé, c’est surtout un outil pour prévenir l’avenir», explique-t-il sur RFI: l’anticipation – l’imagination du futur possible – reposerait ainsi sur les projections de blocs de souvenirs du passé. Les spécialistes nomment celles-ci des «voyages mentaux dans le temps», un domaine de recherches en plein essor.

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Ce mécanisme pourrait expliquer certains liens sociaux découverts chez les animaux. Ainsi, le corbeau (toujours lui) semblerait capable d’interpréter les relations hiérarchiques existant entre ses congénères. «Celles-ci se mettent en place en fonction des interactions entre individus. Ainsi, pour exprimer un comportement social approprié, un animal doit se souvenir des événements qui auraient modifié les relations hiérarchiques préexistantes», explique Christelle Jozet-Aves.

Devant cette analyse, un lecteur demande à l’éthologue, sur le site d‘Espèces: «Ces comportements impliquent-ils une conscience du temps? Peut-on dire qu’un animal non humain «a conscience»? Peut-on même poser la question sans céder à l’anthropomorphisme?» Sa réponse: «Voilà LA question qui fait que les violons ne peuvent s’accorder pour l’instant entre les chercheurs. Lorsqu’on s’intéresse à l’espèce humaine, le critère central est la conscience autonoétique, soit la capacité à voyager mentalement dans le temps afin de «revivre» nos expériences passées ou de nous projeter dans le futur. Impossible de savoir si les animaux revivent consciemment des événements de leur passé sans pouvoir les interroger directement. D’où le fait que certains ne peuvent accepter de parler de voyage mental dans le temps chez l’animal. Et personne n’a trouvé un moyen de tester [cela] expérimentalement.»