Biologie

La neurobiologie végétale, une idée folle ?

La transmission de signaux électriques sur de longues distances n’est pas l’apanage des neurones des animaux. Des phénomènes similaires ont cours chez les plantes, et seraient même partagés par l’ensemble du vivant.

DOSSIER POUR LA SCIENCE N° 101
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Depuis une décennie, une controverse enfiévrée fait rage autour de l’idée d’intelligence. Elle oppose les chercheurs qui voudraient la restreindre aux seules activités conceptuelles humaines à ceux qui non seulement l’utilisent pour divers organismes vivants, mais l’octroient aussi volontiers aux systèmes informatiques. À peu près au centre de la mêlée, une polémique du même ordre se pose sur les « capacités insoupçonnées » des plantes, à partir desquelles certains auteurs n’hésitent pas à en déduire qu’elles sont dotées d’intelligence. Nous n’entrerons pas dans ce débat qui nécessiterait une solide clarification épistémologique du concept d’intelligence.

Néanmoins, un ensemble de données moléculaires, physiologiques et comportementales indiquent qu’un certain nombre de mécanismes neurobiologiques pourraient être partagés par l’ensemble des eucaryotes (les organismes dont les cellules ont un noyau), voire par l’ensemble des organismes vivants. Dès lors, en se plaçant dans le contexte phylogénétique et en abandonnant une vision idéaliste des différentes lignées du vivant, la neurobiologie des plantes n’est peut-être pas une idée aussi folle qu’on le pense.

Et cette idée n’est pas récente ! Suite aux travaux pionniers de l’Italien Luigi Galvani à la fin du xviiie siècle, l’explorateur Allemand Alexander von Humboldt réalisa de multiples expériences concluant à une similarité de la nature bioélectrique des animaux et des plantes. Plus encore, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, des potentiels d’action, c’est-à-dire des messages électriques qui se transmettent (voir l’encadré page ci-contre), furent mis en évidence chez divers végétaux, principalement la dionée et le mimosa pudique. Ainsi, l’excitabilité de certaines cellules végétales serait un moyen de communication intercellulaire chez ces organismes.

Malgré ces démonstrations répétées, le concept de système nerveux végétal perdit de sa popularité à l’occasion de la découverte des hormones végétales. La communauté scientifique opta alors en faveur d’un mécanisme de signalisation chimique. La découverte de potentiels d’action non seulement chez quelques plantes spécialisées, mais chez toutes les autres échappa au final à la majorité des spécialistes des plantes.

Communication longue distance

Pourtant, preuve avait été faite que la signalisation électrique sur de longues distances constitue un moyen efficace de communiquer de cellule à cellule chez l’ensemble des eucaryotes. Chez les plantes, des signaux électriques à propagation rapide sont produits en réponse à de nombreux stimuli : des pluies acides, une irradiation, un choc froid, un stress osmotique (quand les concentrations en composés divers varient notablement d’un côté à l’autre d’une membrane biologique) ou une attaque d’agents pathogènes.

Ces signaux résultent de flux d’ions à travers la membrane cellulaire conduisant à une dépolarisation transitoire locale du potentiel électrique de la membrane, cette variation dépendant du type de stimulus et des ions circulant. Chez les plantes, au moins trois types de signaux électriques se propageant à longue distance ont été identifiés : deux sont typiques des végétaux (les ondes de dépolarisation lente et les hyperpolarisations transitoires), et nous n’en parlerons pas ici, alors que ceux de la troisième catégorie, les potentiels d’action, ont les mêmes caractéristiques (voir la figure ci-contre) que leurs homologues du monde animal : ils obéissent à la loi du « tout ou rien », se déplacent à vitesse et amplitude constantes et sont suivis d’une période réfractaire.

Chez les plantes, les potentiels d’action se propagent sur de longues distances principalement via les tubes criblés du phloème dédiés par ailleurs à la sève dite élaborée, c’est-à-dire transportant les sucres. Ces canaux tissent un réseau de câbles au travers de tout l’organisme. Ces potentiels d’action sont caractérisés, comme dans les cellules animales, par une phase de dépolarisation rapide du potentiel membranaire suivi d’une phase de repolarisation tout aussi rapide.

Toutefois, les ions impliqués diffèrent. En effet, chez les plantes, la phase de dépolarisation des potentiels d’action ne résulte pas d’un mouvement d’ions sodium (Na+), ceux-ci étant toxiques pour la plupart des cellules végétales, mais d’ions calcium (Ca2+). Lors de l’initiation de la dépolarisation, des canaux favorisent l’augmentation de la concentration en Ca2+ dans le cytoplasme induisant l’ouverture d’autres canaux qui laissent passer des ions chlorures (Cl-) responsables de la phase de dépolarisation proprement dite. Enfin, un troisième type de canaux s’ouvre aux ions potassium (K+) et déclenche la phase de repolarisation.

Dès que le stimulus atteint une intensité critique, un seuil (c’est la règle du « tout ou rien »), le potentiel d’action s’autoperpétue et se déplace le long des tubes criblés du phloème : le signal est envoyé. Il peut également être transmis sur de plus courtes distances au travers des pores (des plasmodesmes) entre cellules adjacentes, de façon similaire à la transmission par des synapses électriques.

Les potentiels d’action végétaux sont plus lents que ceux des animaux, leur vitesse moyenne de propagation étant de 1 à 2 centimètres par seconde, même s’ils sont parfois plus rapides chez certaines plantes.

Les ressemblances entre végétaux et animaux vont plus loin. En effet, des études ont montré que les gènes de la majorité des familles de canaux ioniques végétaux ont des homologues animaux. Le développement de l’électrophysiologie a révélé l’activité de la plupart de ces canaux constituant ainsi une solide base de compréhension du fonctionnement électrique des végétaux au niveau cellulaire. Certains canaux ioniques sont des canaux archétypes retrouvés aussi bien chez les animaux que chez les plantes, les bactéries ou les archées.

De même, il est notable que toutes les molécules servant de neurotransmetteurs chez les animaux, telles que l’acétylcholine, la dopamine, la noradrénaline, l’adrénaline, la sérotonine, l’histamine ou encore la mélatonine aient des homologues chez les plantes. Précisons néanmoins qu’ils n’ont pas nécessairement les mêmes rôles ; de plus, tous leurs rôles chez les plantes n’ont pas encore été élucidés.

Quelques exemples de points communs entre animaux et végétaux. L’équipe de František Baluška, de l’université de Bonn, en Allemagne, a montré qu’à l’extrémité de la racine, le transport de l’auxine, une hormone végétale dérivée du tryptophane (un acide aminé) à l’instar de la sérotonine, est accompli par exocytose et par recyclage actif de vésicules, comme dans les synapses chimiques animales. De plus, ces cellules racinaires partagent avec les neurones la capacité de générer spontanément des potentiels d’action.

Ces chercheurs ont également montré que le L-glutamate, un neurotransmetteur animal, lié à des homologues végétaux de récepteurs animaux, contrôle le flux de vésicules endocytosiques dans ces cellules de l’extrémité racinaire ainsi que les variations transitoires d’ions calcium pendant l’induction des potentiels d’action. À ces fortes similitudes fonctionnelles avec les synapses, s’ajoutent de nombreuses homologies moléculaires telles que la présence de clathrine sur les vésicules ou de synaptotagmines.

Lutter contre le stress… osmotique

Ces observations nous ont conduits, avec l’équipe de Laure Bonnaud, du Muséum national d’histoire naturelle, à tester l’hypothèse d’une conservation chez les animaux pluricellulaires des processus de réaction au stress osmotique, stress auquel la plupart des organismes vivants doivent faire face. Nous l’avons vérifiée !

Certains petits neuropeptides de la famille des FLP participent à la régulation de l’activité de canaux ioniques qui aident à lutter contre ce stress osmotique chez les mollusques, les annélides, les nématodes, les vertébrés… Et nous avons justement montré que des FLP de seiche sont capables de réguler des réponses au stress osmotique chez les plantes en agissant notamment sur des canaux ioniques. En outre, nous avons identifié les homologues végétaux de certains des gènes de ces neuropeptides.

L’existence chez les bactéries et les archées d’homologues putatifs de canaux ioniques impliqués dans la neurotransmission soulève une hypothèse évolutive inattendue : les systèmes de neurotransmission ne dériveraient-ils pas de mécanismes moléculaires et cellulaires très anciens, réutilisés et intégrés dans des organes spécialisés chez les différentes lignées d’organismes vivants, animaux et végétaux ?

C’est probable. Après des dizaines d’années de controverse, on admet désormais que les cellules eucaryotes sont apparues sur la scène de l’évolution après plusieurs événements d’endosymbiose, quand d’autres cellules ont été intégrées. Dans ce contexte, la sélection naturelle appliquée aux micro-organismes procaryotes (sans noyau) soumis à des environnements extérieurs changeants a pu façonner divers mécanismes leur permettant de percevoir et de répondre aux conditions locales de milieux. Récemment, Giancarlo Bruni, de l’université du Colorado, à Boulder, aux États-Unis, a montré que la bactérie Escherichia coli peut percevoir des changements de son environnement par des modifications de la tension membranaire induisant une dépolarisation et un influx de calcium, un phénomène ressemblant aux potentiels d’action enregistrés chez les métazoaires.

Ces données plaident pour la persistance chez un organisme procaryote actuel de modalités de signalisations impliquant des variations électriques et calciques ayant existé chez les organismes les plus anciens. Quelles pouvaient être les fonctions archaïques de ces signalisations ?

CHEZ LES PLANTES, AU MOINS TROIS TYPES DE SIGNAUX ÉLECTRIQUES SE PROPAGEANT À LONGUE DISTANCE ONT ÉTÉ IDENTIFIÉS

Dans la nature, les biofilms sont la forme la plus courante de croissance bactérienne : dans ces communautés, des micro-organismes (bactéries, champignons, algues ou protozoaires) restent solidaires au sein d’une matrice protectrice qui adhère à une surface. Or Jacqueline Humphries et ses collègues de l’université de Californie, à San Diego, ont détecté des potentiels d’action pendant la phase de croissance d’un biofilm bactérien. À l’inverse, ils sont absents lorsque le biofilm se stabilise ou chez les espèces ne formant pas de biofilm. Les bactéries des biofilms semblent ainsi coordonner leur croissance grâce à une signalisation électrique ! Ce moyen de communication peut s’étendre au-delà du biofilm, entraînant des interactions interespèces à longue distance, par exemple pour attirer des bactéries éloignées.

Signalisation électrique chez les bactéries

Les mécanismes de ces échanges se dévoilent peu à peu. Ainsi, des homologues putatifs de plusieurs protéines médiatrices de la neurotransmission synaptique cérébrale ont été identifiés chez des bactéries. Ces données suggèrent très fortement que la signalisation électrique longue distance, loin d’être l’apanage des neurones, serait un mécanisme de communication intercellulaire apparu très précocement au cours de l’évolution du vivant. Il aurait été recruté bien plus tardivement par les neurones des animaux, et aussi par les plantes.

L’engouement actuel autour de l’idée de neurobiologie végétale conduit à la réémergence d’une idée ancienne. Au début du xxsiècle, le physicien et botaniste indien Jagadis Chandra Bose mit en évidence l’omniprésence de la signalisation électrique entre cellules végétales pour coordonner leurs réponses à l’environnement. Il en conclut que les plantes ont un système électromécanique, un système nerveux, une forme d’intelligence et sont capables de se souvenir et d’apprendre. De telles idées n’ont pas été bien reçues en leur temps.

Un siècle plus tard, la biologie contemporaine adopte encore trop souvent un paradigme aristotélicien du monde selon lequel les plantes diffèrent profondément des animaux en raison de leur caractère insensible et de leur manque d’aptitude à interagir avec leur environnement. Pourtant, le concept de neurobiologie végétale, au-delà de la discussion sur la terminologie utilisée, nous oblige à reconsidérer l’origine évolutive des neuromolécules et des neurosystèmes.

S’autoriser à envisager l’existence d’homologies profondes entre les deux règnes nous conduit à voir dans les spécialisations récentes du système nerveux animal l’avatar de processus anciens et fondamentaux de la communication et de la survie cellulaire. L’adoption d’une telle hypothèse s’apparente à une révolution copernicienne, comme lorsque l’on passa de la vision d’un monde géocentré à l’héliocentrisme… La communauté scientifique est-elle prête ?

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François Bouteau

François Bouteau, laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain, université Paris-Diderot

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Patrick Laurenti​

Patrick Laurenti, laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain, université Paris-Diderot

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Références

G. Bruni et al., Voltage-gated calcium flux mediates Escherichia coli mechanosensation, PNAS, prépublication en ligne, 2017.

J. Humphries et al., Species-independent attraction to biofilms through electrical signaling, Cell, vol. 168, pp. 200–209, 2017.

M. Gagliano et al., Experience teaches plants to learn faster and forget slower in environments where it matters, Oecologia, vol. 175, pp. 63–72, 2014.

F. Bouteau et al., Could FaRP-Like Peptides Participate in Regulation of Hyperosmotic Stress Responses in Plants ?, Front. Endocrinol., vol. 5, p. 132, 2014.

E. D. Brenner et al., Response to Alpi et al. : plant neurobiology : the gain is more than the name, Trends Plant Sci., vol. 12(7), pp. 285-286, 2007.

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