Biologie

Une communication pleine de sens

Les plantes ne végètent pas ! Dotées de nombreux sens, parfois très similaires à ceux des animaux, elles échangent quantité d’information et de matière. Bienvenue sur les autoroutes de l’information végétale.

DOSSIER POUR LA SCIENCE N° 101
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réseau d'arbres

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Dans nos villes, chaque mètre carré du macadam d’un trottoir cache un écheveau de câbles, de fibres optiques et de tuyaux en tout genre où circulent des données. C’est que nous vivons à l’ère des communications ! Heureusement, rien de tel dans la nature. Détrompez-vous…

C’est pire ! Dans une prairie ou une forêt, chaque centimètre cube de sol contient de 100 à 1 000 mètres d’hyphes, un réseau de fins filaments invisibles à l’œil nu qui constituent l’essentiel des champignons (ceux que nous ramassons ne sont que des structures temporaires destinées à produire des spores). Or ces hyphes, de diverses espèces, connectent souvent plusieurs arbres, pas nécessairement de la même espèce, et tissent une sorte de Wood Wide Web, des « autoroutes de l’information souterraines ».

Par ce réseau, les arbres échangent de l’information, de la matière… Ainsi, les plantes communiqueraient ! Et pour ce faire, elles disposent de bien des moyens, les hyphes des champignons n’étant qu’un exemple. Mais pour bien communiquer, il convient d’abord de percevoir son environnement, ses voisins… À ce niveau, les plantes n’ont rien à envier aux animaux : leurs capacités sensorielles sont étonnantes.

En biologie, la sensibilité est la capacité pour un récepteur (organisme ou cellule) à recevoir des stimulations d’origine physique (lumière, température, acidité…) ou vivante (agents pathogènes, herbivores…) et à y répondre.

Des êtres "Hypersensibles"

La sensibilité était encore, jusqu’à récemment, réservée au monde animal. Mais depuis une trentaine d’années, on découvre qu’elle est aussi répandue dans le monde végétal. Condamnées à l’immobilité, incapables de fuir un danger, les plantes ont développé des « sens » comparables à ceux des animaux. Seule différence, essentielle, les perceptions sont diffuses, à l’instar de notre toucher, et ne sont pas concentrées dans des organes dédiés (oreilles, yeux…).

Au risque d’être taxé d’anthropomorphisme, on peut identifier chez les plantes des sens analogues à ceux dont nous, humains, sommes dotés : la vue, le goût, l’odorat…

La vision animale se définit classiquement comme la perception des rayonnements lumineux et leur interprétation cognitive par le cerveau. La perception de la lumière est le fait d’organes photorécepteurs, les yeux et en particulier la rétine, qui concentre les photorécepteurs. Chez les plantes, ni œil ni cerveau, mais un très grand nombre de photorécepteurs constitués de petites molécules photosensibles enchâssées dans de grosses protéines. Ces photorécepteurs sont présents dans toutes les cellules vivantes de la plante, sous forme soluble ou insérées dans les membranes. Les végétaux perçoivent leur environnement lumineux grâce à trois grandes familles de photorécepteurs : les phytochromes, spécialisés dans la perception des radiations rouges et infrarouges, les phototropines dans le bleu et les cryptochromes dans le bleu et les ultraviolets. Détaillons un peu.

Les phytochromes sont activés par la lumière rouge clair tandis que le rouge lointain (l’extrémité du spectre visible, avant l’infrarouge) et le très proche infrarouge les inactivent. Avec ces « yeux » diffus, la plante distingue les plantes voisines et l’ombre qu’elles peuvent lui faire, et ne les confond pas avec, par exemple, un mur. En effet, le rouge lointain est réfléchi par les tissus chlorophylliens, mais pas par les matières minérales. Cette « vision » déclenche une réponse de croissance adaptée, accentuée en hauteur, comme une fuite hors de la zone d’ombre, dans une course effrénée verticale vers la lumière.

Les phototropines, sensibles à la lumière bleue, sont quant à elles responsables des mouvements d’orientation des plantes vers une source lumineuse, un phénomène découvert par Charles Darwin, dès les années 1880. Les phototropines sont également à la base du réveil quotidien de la plante, lorsqu’à l’aube, les premiers rayons lumineux frappent les feuilles et que les radiations bleues provoquent l’ouverture des stomates et les premiers échanges gazeux de la plante.

En fin de compte, si la nature des photorécepteurs diffère, le principe physique de base de la vision, c’est-à-dire la perception lumineuse, est lui universel et se décline dans tout le vivant, que ce soit chez les bactéries, les champignons, les animaux ou les végétaux.

Côté toucher, on connaît depuis longtemps des exemples spectaculaires du sens mécanique chez les plantes : les feuilles de la dionée qui se referment rapidement sur un insecte ; la sensitive Mimosa pudica, qui replie ses folioles sous la caresse… Mais on sait moins que ce sens du toucher est commun à toutes les plantes et qu’il influe sur la croissance. On parle de thigmomorphogenèse. Le fait de toucher une plante régulièrement, de la brosser, de lui taper sur la « tête », de la soumettre au vent… diminue sa croissance en hauteur et augmente celle en épaisseur, la rendant plus trapue et solide face aux sollicitations mécaniques.

Toucher, goûter, sentir…

Ce sens du toucher s’élargit en un « sens mécanique » qui permet aux plantes de percevoir l’orientation de la gravité et par conséquent leur inclinaison par rapport à la verticale. De fait, une tige placée à l’horizontale se courbe et se redresse à la verticale à mesure qu’elle croît. Ce sens, gravitropique, passe par la sédimentation de gros grains d’amidon dans des cellules spécialisées (des statocytes), situées dans les pointes racinaires ou les tiges. Le principe est comparable à notre propre graviperception qui, dans notre oreille interne, est réalisée par des petits cailloux de calcaire (les otolithes) pris dans un gel et reposant sur des cils mécanosensibles.

Chez les plantes, l’écoulement des grains d’amidon microscopiques à l’intérieur des statocytes a été étudié récemment par notre laboratoire, à Clermont-Ferrand. Notre équipe a montré que les grains d’amidon sont agités en permanence dans les cellules, ce qui confère à ce système granulaire des propriétés proches de celles d’un liquide, comme dans un niveau à bulle, et permet à la plante de « sentir » l’inclinaison de sa tige, même à un angle très faible.

La perception des substances chimiques en solution (le goût) ou volatiles (l’odorat) est la chémoperception. Par ces sens, impliquant des récepteurs spécialisés, les plantes attaquées par un herbivore émettent dans l’air des bouquets de senteurs chimiques qui induisent dans toutes leurs feuilles, mais aussi chez les plantes voisines non attaquées, la mise en œuvre de défenses biochimiques. Ces molécules chimiques constituent un véritable langage pour la plante et lui permettent de communiquer avec d’autres espèces vivantes, nous y reviendrons.

Une ouïe est plus surprenante encore chez les plantes. Elle relève de la perception de vibrations mécaniques puisque le son est une vibration de l’air. Même si ce sens a fait l’objet de publications récentes, il est encore objet de controverses scientifiques et le cas de l’ouïe n’est pas complètement tranché. Citons néanmoins les travaux de Monica Gagliano et Stefano Mancuso, de l’université de Florence, en Italie, qui, en 2012, ont montré que des racines de maïs poussant dans une solution liquide s’orientent vers une source sonore.

Le sixième sens

La sensibilité des plantes n’est pas uniquement tournée vers l’extérieur. De nombreux signaux circulent également à l’intérieur de la plante et fonctionnent comme des relais d’information des signaux extérieurs. Ce peut être des hormones de croissance, des petites molécules informatives comme des sucres, et même des courants électriques.

Les signaux intérieurs et extérieurs se combinent parfois et déclenchent une réponse coordonnée de la plante. Un exemple frappant est le redressement d’une tige ou d’un tronc à la verticale, par la courbure de sa base. Cette réponse est non seulement mise en œuvre suite à la perception de l’inclinaison de la tige par rapport à la verticale (graviperception, signal extérieur), mais aussi par la perception interne des déformations effectuées par la tige en cours de redressement et par la correction de la rectitude de l’axe. Ce sixième sens est celui de la proprioception, c’est-à-dire la perception de la position du corps dans l’espace. Il a été découvert chez les plantes en 2012, à nouveau dans notre laboratoire de Clermont-Ferrand.

© Ameye et al., 2017

Notre groupe a également montré que les plantes adaptent leur sensibilité à la répétition insistante des signaux extérieurs, comme si trop de perception nuisait à la perception… Un peuplier, dont la tige est fléchie de façon répétée en laboratoire afin de mimer l’effet du vent, développe une réponse de croissance qui est diminuée de près de 90 % dès la deuxième flexion. Cette désensibilisation correspond à une véritable accommodation de la plante.

Les plantes sont donc sensibles, par toutes les cellules vivantes de leur corps. Sont-elles pour autant capables de communiquer ? D’abord, qu’est-ce que cela signifie ? Communiquer consiste à relier deux systèmes sensibles par un échange de messages : ils doivent être émis d’un côté et reçus de l’autre. Les plantes sont équipées pour la réception, on l’a vu, mais sont-elles aussi capables d’émettre dans le milieu environnant ?

Depuis les années 1980, de nombreux exemples de communication entre une plante et une autre, ou un animal ou une bactérie, ont été découverts et étudiés. Donnons deux exemples.

Le premier emprunte la voie aérienne. Dans le cas d’une attaque d’herbivore, la feuille grignotée perçoit l’agression et répond en synthétisant une kyrielle de substances visant à repousser l’incommodant. Elle se charge notamment de tannins ou d’enzymes perturbant la digestion de l’animal. Ce n’est pas tout. De petites substances volatiles sont aussi produites et émises dans l’air. Ces messages chimiques sont de petits composés organiques volatils (notés COV) qui sont perçus par les voisines de la plante agressée. Celles-ci réagissent en synthétisant à leur tour des molécules de défense alors même qu’elles ne sont pas attaquées. C’est une sorte de « vaccination » générale…

Le mythe de ces hyphes

Le deuxième exemple de communication est souterrain. En forêt, toutes les racines des arbres vivent en association étroite avec des champignons du sol, formant des organes chimères, des mycorhizes (du grec mukes, champignon, et rhiza, racine). Les fines racines des arbres sont étroitement emballées, voire parcourues en leur sein, de filaments : ce sont les hyphes (voir les photos page précédente). Les zones de contact qu’ils établissent avec les cellules végétales à l’intérieur des racines forment une très grande surface d’échanges que traversent diverses substances de l’arbre vers le champignon et vice versa.

La mycorhize est un organe de symbiose, une association à bénéfices réciproques, ce qui signifie que les deux partenaires tirent profit de leur étroite association. Le champignon améliore la nutrition minérale de l’arbre, en augmentant le volume de sol exploré, grâce aux hyphes qui se déploient beaucoup plus largement que les seules racines. Il excelle dans l’absorption de l’eau et des éléments minéraux du sol. Le champignon est aussi capable de mobiliser des ressources du sol, inaccessibles à la plante seule, grâce à la sécrétion d’enzymes : par exemple, des phosphatases fongiques découpent les polyphosphates du sol en petits phosphates simples qui sont ensuite absorbés par les hyphes et gagnent les tissus conducteurs de l’arbre. Quant à la plante, autotrophe, elle fournit au champignon hétérotrophe une part, non négligeable, de sa production photosynthétique (des sucres essentiellement).

L’activité photosynthétique d’un arbre ne profite pas seulement à ses champignons mycorhiziens. En effet, l’utilisation de traceurs radioactifs a révélé que des substances carbonées fabriquées par un arbre se retrouvent dans l’arbre voisin. Les substances circuleraient à travers les hyphes, extrêmement nombreux, des champignons mycorhiziens.

Pour avoir une idée du réseau, rappelons que des centaines de souches fongiques différentes peuplent le sol d’une forêt et déploient, nous l’avons dit, jusqu’à 1 kilomètre de filaments par centimètre cube de sol ! En outre, une souche de champignon est associée à plusieurs arbres, sur une surface de 1 à 10 mètres de diamètre. Chaque arbre abrite au niveau de ses racines de nombreuses souches de champignons différentes. De plus, les hyphes entremêlés dans le sol se connectent par des ponts joignant les cellules. Les filaments des champignons du sol forment ainsi un réseau interconnecté, comparable à celui d’un réseau de neurones ou à un réseau internet. Certains n’hésitent pas à pousser l’analogie plus loin en parlant d’un Wood Wide Web, un réseau internet forestier (voir la figure page ci-contre).

Cependant, si l’échange de substances d’un arbre à l’autre par le sol est bien démontré en conditions contrôlées et entre deux jeunes plants partageant le même pot, plusieurs points importants restent débattus. Le premier est la voie réelle de ces échanges : il est difficile de prouver sans équivoque que les substances carbonées échangées voyagent effectivement par voie fongique. Les racines sécrètent en effet de grandes quantités de substances carbonées dans le sol et celles-ci pourraient être absorbées directement par le champignon mycorhizien voisin, sans emprunter le Wood Wide Web.

Par ailleurs, la quantité de carbone et de nutriments transférée semble en réalité très faible : selon les études, de 1 à 10% seulement de la totalité des produits assimilés par l’arbre donneur seraient retrouvés dans l’arbre receveur, et certains considèrent même cette quantité négligeable et qu’il est peu probable qu’elle représente une source trophique importante pour l’arbre receveur…

Néanmoins, certaines de ces substances carbonées, même en quantité infime, suffiraient à véhiculer des informations d’une plante à l’autre, ce qui appuierait la notion de communication par le sol entre les plantes. Ces signaux informatifs joueraient un rôle dans la germination et le développement des plantules, dans les défenses et la « vaccination » des plantes contre les attaques.

Les plantes ne sont pas des légumes

Émettre et percevoir des signaux, répondre de façon adaptée, communication, sensibilité… La découverte des étonnantes capacités des plantes a bousculé la vision de la société, et de la communauté scientifique, sur le monde végétal. Du statut d’êtres insensibles où elles végétaient depuis plus de 2 000 ans et les travaux d’Aristote, dont la vision hiérarchique et anthropocentrée du monde a curieusement traversé les siècles jusqu’à nous, intacte dans ses grandes lignes, elles sont passées brusquement à celui d’êtres intelligents. Mais les contours de l’intelligence sont multiples et discutés par les spécialistes ! C’est un exercice difficile, et de fait, l’intelligence n’a toujours pas de définition consensuelle.

Si l’intelligence se résume à percevoir le monde, et répondre de façon adaptée aux signaux perçus, alors oui, les plantes sont intelligentes, mais au même titre que tous les êtres vivants, bactéries, vers de terre ou humains.

Si l’intelligence inclut aussi la résolution de problèmes, la mémorisation, le traitement de l’information, la communication… alors là encore, les plantes sont intelligentes.

Mais si l’intelligence ne peut se départir de la notion de conscience, de volonté et de prise de décision, d’émotions, d’empathie… cette fois rien ne prouve que les plantes sont intelligentes. En tout cas, rien ne prouve que leur intelligence soit comparable à la nôtre.

Des spécialistes de « l’intelligence en essaim » la comparent à celle des colonies d’insectes sociaux où chaque membre spécialisé dans une tâche participe à l’intelligence collective du groupe. L’intelligence des plantes pourrait plutôt être à cette image, distribuée dans toutes les cellules vivantes du corps végétal où chacune est dotée de milliers de senseurs moléculaires et de capacités de réponse adaptée. Les réponses sont intégrées à l’échelle des tissus, via de nombreux échanges de signaux internes, chimiques ou électriques, puis à l’échelle des organes et de la plante entière. Une intelligence diffuse dont le résultat collectif est quoi qu’il en soit hautement performant et réactif.

Depuis 2005, une nouvelle discipline, la « neurobiologie végétale », a émergé. Les pionniers, Stefano Mancuso et František Baluška, de l’université de Bonn, en Allemagne, ont été vivement critiqués par la communauté scientifique. Usant de métaphores et de parallèles avec les capacités cognitives humaines, ce courant de pensée flirte avec l’anthropomorphisme, allant jusqu’à identifier dans les tissus des racines des ressemblances anatomiques avec les neurones d’un cerveau humain.

C’est sans doute trop. L’anthropomorphisme est un outil utile quand il est bien dosé. Mais il devient contreproductif lorsqu’il est omniprésent, dans les livres ou les médias, qui usent et abusent de mots et d’analogies scientifiquement discutables. Le choix des mots n’est jamais anodin et substituer « l’amitié » à la « coopération », les « cris » à la « communication chimique volatile », la « prise de décision » à la « réponse adaptée » témoigne de cette volonté affichée d’humaniser les plantes.

Pourquoi vouloir à tout prix comparer les plantes à l’homme ? La science-fiction fait de même avec les formes de vie extraterrestres, comme si l’autre faisait un peu moins peur quand il nous ressemble… Le danger principal de l’anthropomorphisme est de dériver vers l’anthropocentrisme, qui place l’homme au centre du monde, à part (voire au-dessus), comme un modèle absolu à atteindre, dans un refus prétentieux d’en faire une espèce parmi les autres.

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Catherine Lenne

Catherine Lenne est chercheuse au laboratoire Piaf (INRA-UCA), à l’université  Clermont-Auvergne.

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Références

A. Bérut et al., Gravisensors in plant cells behave like an active granular liquid, PNAS, 1801895115, 2018.

M. Ameye et al., Green leaf volatile production by plants: a meta-analysis, New Phytologist, prépublication en ligne, 2017.

M. van der Heijden et al., Mycorrhizal ecology and evolution: the past, the present, and the future, New Phytologist, vol. 205, pp. 1406-1423, 2015.

M. Mescher & C. De Moraes, Role of plant sensory perception in plant–animal interactions, Journal of Experimental Botany, vol. 66, pp. 425-433, 2015.

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