Psychologie

Dossier élections : opposition droite - gauche, mythe ou réalité ?

Existe-t-il des différences psychologiques entre ceux qui votent « à droite » et ceux qui votent « à gauche » ? Les électeurs de gauche sont-ils vraiment plus progressistes, ceux de droite plus individualistes ? Des études de psychologie politique révèlent les différences.

CERVEAU & PSYCHO N° 20
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Le choc de la présidentielle est annoncé, telle une affiche de boxe : Ségolène Royal pour le Parti socialiste contre Nicolas Sarkozy pour l'ump. Gauche contre droite. À tel point que le candidat centriste se dit exaspéré de voir présenter aux Français une « opposition factice ». François Bayrou fustige un système politico-médiatique qui, selon lui, oppose de façon artificielle une moitié des Français à une autre. Toute la question est : cette séparation est-elle artificielle ? N'y a-t-il pas une psychologie de l'électeur de gauche, et une psychologie de l'électeur de droite ?

Dans cet article, nous évoquerons quelques recherches de psychologie sociale, qui permettent d'y voir plus clair dans ce débat. Ces recherches, nous le verrons, font apparaître certaines différences dans les valeurs et les modes de pensée de ceux qui se réclament « de gauche » ou ceux « de droite ». Toutefois, ces différences ne sont pas innées et résultent à la fois d'un long processus historique et de nécessités visant à marquer son identité et à communiquer avec autrui. D'une certaine façon, on peut reconnaître avec F. Bayrou qu'elles ne sont plus tout à fait aussi marquées que par le passé. Mais ont-elles disparu des jugements et des raisonnements des citoyens ?

Au premier abord, on serait tenté de croire que les électeurs qui accorderont au mois de mai leurs suffrages au candidat de l'ump et ceux qui rejoindront les rangs du Parti socialiste diffèrent avant tout par leur analyse des contenus idéologiques des programmes. Mais il s'agit là d'une vision qu'il faudra peut-être abandonner. Dès les années 1960, le politologue américain Philip Converse, de l'Université du Michigan, a marqué les esprits en constatant, sur la base d'enquêtes d'opinion, non seulement que les citoyens manquent de connaissance politique, mais surtout qu'ils n'utilisent pas les idées politiques abstraites dans leurs jugements politiques (voire ne les comprennent pas !). En outre, les résultats de ces études tendaient à démontrer que les préférences politiques sont instables et éventuellement incohérentes. Dès lors, comment les citoyens peuvent-ils se former des opinions sur la politique, une « idéologie politique », alors qu'ils en savent si peu sur la politique ? De notre côté, nous avons observé que des étudiants ne reconnaissent pas les bases idéologiques des partis auxquels ils se réfèrent. Pour ne garder qu'un exemple, la question d'avoir ou de valoriser des conceptions politiques libérales ou dirigistes n'est pas, chez nos sujets, un critère pertinent pour discriminer les groupes politiques. Il ne leur est pas toujours facile d'indiquer les proximités politiques des principaux quotidiens français…

Les différences idéologiques

Faut-il en conclure, au mieux à la mutation de l'engagement politique ou à la fin des idéologies, et au pire à la « crise de la conscience collective » ? Peut-être pas. De fait, « l'innocence idéologique » décrite par Ph. Converse a été critiquée, notamment par des chercheurs affirmant qu'on ne peut pas comprendre les décisions des électeurs seulement d'après leurs connaissances de la politique. Selon eux, les décisions se prennent sur la base de processus cognitifs et de modes de pensée différents. Les personnes se reconnaissant plutôt à gauche ou plutôt à droite se distingueraient par leurs formes de raisonnement.

Quelles sont ces différences de pensée ? Dans les années 1970, la psychologie politique américaine cherchait à montrer que les démocrates ou les républicains, conservateurs ou travaillistes, personnes de droite ou de gauche, présentaient des profils de personnalité spécifiques, une « ouverture d'esprit » particulière, ou une façon de penser plus ou moins complexe. Une partie des travaux réalisés en psychologie politique, et notamment ceux du psychologue Philip Tetlock, de l'Université de Berkeley, tendait à montrer que les individus de la gauche modérée envisagent les questions politiques dans des termes plus complexes que ceux positionnés à droite, lesquels privilégieraient des effets plus simples et plus directs…

Qu'entend-on ici par « termes plus complexes » ? Supposons qu'il s'agisse de discuter d'un phénomène (le chômage, l'exclusion, les programmes scolaires, la délinquance…) ou de prendre une décision : on peut employer une seule dimension pertinente (sortir de la drogue, c'est une affaire de volonté et de motivation personnelle) ou plusieurs dimensions connexes ou reliées (la drogue est un problème plus complexe ; c'est une façon d'exprimer un trouble relationnel ou un déficit de lien social et ça demande un accompagnement qui resocialise l'individu en même temps qu'une aide médicale de sevrage). Dans ce dernier cas (et non dans le premier), les termes utilisés pour aborder la question sont plus complexes. Des études ont montré que les personnes de gauche évoquent plutôt des causes multiples et complexes, alors que les personnes de droite tendent à décrire un phénomène en ne recourant qu'à une dimension qu'elles jugent pertinente.

Dans une analyse d'interviews avec des parlementaires britanniques, Ph. Tetlock observait également que cette « complexité de pensée » tend à diminuer lorsqu'on passe de la gauche modérée à l'extrême gauche. Toutefois, aujourd'hui, la question n'est plus guère abordée sous cette forme et un autre type de différence psychologique entre électeurs de gauche et de droite est étudié, que nous allons à présent aborder

Mentalité individualiste, ou bien esprit socialisant

Un certain nombre d'études en psychologie sociale suggèrent que les personnes de droite et de gauche différeraient par leurs « styles d'explication ». De quoi s'agit-il ? Prenons un exemple. Après sa défaite dans un match de tennis, le joueur vaincu affirme aux journalistes : « Tout était contre moi : La terre battue n'est pas ma surface favorite ! Et vous avez vu cette météo pourrie ? Et puis le moins que l'on puisse dire c'est que l'arbitrage ne m'a pas vraiment favorisé ! Ah si seulement le public avait été plus enthousiaste ! » Le vainqueur, en revanche, reconnaît : « Il a bien joué, mais aujourd'hui c'était vraiment mon jour. Je m'étais très bien préparé à ce match. Je ne me suis jamais senti aussi bien dans mon tennis. J'arrivais à placer chacun de mes coups et je me sentais invincible. » Ces deux commentaires sont-ils équivalents ?

On aura compris que le premier joueur cherche des explications dans les facteurs extérieurs, alors que le second s'attribue personnellement la victoire. En psychologie sociale, les théories de « l'attribution causale » rendent compte de la façon dont nous cherchons à expliquer ce qui se passe autour de nous, et plus particulièrement dans le domaine des comportements humains. Les types d'explications diffèrent souvent d'un individu à l'autre, d'une situation à l'autre, d'une culture à l'autre. Diffèrent-ils également selon que l'on est de droite ou de gauche ?

Ainsi, une de nos expériences a consisté à demander à des volontaires les cinq mots qu'ils associeraient spontanément à la culture. Ces volontaires ont cité : connaissance, cinéma, musique, enrichissement, instruction, art, etc. (voir la figure 3). Puis on a ajouté simplement cette précision : « En tant qu'électeur de gauche – ou de droite –, quels sont les cinq mots que vous associez spontanément à la culture ? » Notre étude a alors révélé que les électeurs de droite ont tendance à privilégier un lexique plus « individuel » (épanouissement, ouverture d'esprit, enrichissement personnel), tandis que ceux de gauche font plus volontiers référence à des termes renvoyant au champ « socio-éducatif » (loisir, tradition, instruction, connaissance, artistique).

Ce n'est pas la première fois que ce genre de différences entre la gauche et la droite est mis en évidence. Dans les années 1980, une étude réalisée en Inde a montré que, pour expliquer le chômage et la pauvreté, les sujets de gauche faisaient davantage référence à la situation sociale (l'inégalité dans la répartition des richesses, la politique du gouvernement, les discriminations, etc.), tandis que ceux de droite privilégiaient des causes individuelles (certaines personnes n'arrivent pas à saisir les opportunités, manquent de volonté, d'autres sont plus douées pour les affaires, plus motivées, etc.).

Une vision différente des courants historiques

Des expériences similaires ont été réalisées, non plus dans le domaine de l'explication de comportement, mais dans celui de l'explication des idéologies politiques. Dans ces expériences réalisées à Toulouse, on demandait à divers participants (qui déclinaient auparavant leur sensibilité « gauche » ou « droite ») de s'exprimer à propos de trois grandes idéologies politiques : le fascisme, le libéralisme et le marxisme. Leurs propos étaient enregistrés, puis mis par écrit, avant d'être analysés par ordinateur. L'analyse automatisée de ces propos avait ainsi révélé que les personnes de droite utilisent plus de mots du registre individuel en mettant en scène des personnes (gens, personnes, femmes, quelqu'un, hommes, famille, fonctionnaire, parents, humain, etc.) et des figures historiques (de Gaulle, Pinochet, Hitler). À l'inverse, les sujets de gauche se réfèrent davantage à des concepts, empruntant au vocabulaire de l'analyse (pratique, idéal, culture, lutte, théorie, concept, discours, classe, doctrine, formation, principes, notions, Europe, éléments, système, théories, etc.), ainsi qu'au registre socio-économique (capitalisme, économique, sociales, siècle, années, historique).

Retenons que le mode cognitif de gauche consiste à expliquer ce que font les gens par des considérations sociales, culturelles, en faisant appel à des concepts plutôt abstraits, alors que le mode cognitif de droite privilégie les explications recourant à la personne, à sa psychologie et à sa responsabilité individuelle. Il y aurait de multiples exemples à citer en ce sens, mais attardons-nous sur une polémique récente : l'ouverture des commerces le dimanche. Ses partisans y voient une question de liberté individuelle pour les commerçants, de liberté pour les salariés qui veulent (sur la base du volontariat) travailler ce jour-là et gagner plus d'argent. Il s'agit aussi de liberté pour les consommateurs qui veulent faire leurs courses le dimanche, mais ont la liberté de ne pas le faire s'ils ne le veulent pas. Pour les détracteurs de cette mesure, c'est une atteinte à un droit des salariés datant de 1906, une évolution qui risque de fragiliser les liens familiaux, détruirait le besoin de temps commun, de rencontre entre les gens, de cohésion pour la vie citoyenne, associative, culturelle, sportive, voire religieuse. On aura vite repéré la position « de droite » et « de gauche » : celle de droite est plus individuelle (on dit aussi dispositionnelle) alors que celle de gauche est plus situationnelle.

Au-delà des clivages droite-gauche dans une même société, la vision dispositionnelle ou situationnelle est aussi affaire de pays et de culture : par exemple, une étude réalisée dans les années 1990 en Chine et aux États-Unis a montré que les journalistes des cultures individualistes (tels les États-Unis) expliquent des événements (criminels, par exemple) de façon plus personnelle, et ceux des cultures collectivistes (telle la Chine) de façon plus situationnelle. Les auteurs de cette étude avaient analysé les articles de presse se référant à des affaires criminelles jugées soit aux États-Unis, soit en Chine. Ils avaient constaté que la presse chinoise évoquait plutôt les conditions d'existence de l'accusé, son origine sociale ou ethnique, alors que les articles américains décrivaient la personnalité et les motivations ou perversions personnelles de l'accusé.

Pourquoi les personnes de gauche sont-elles plus sensibles aux déterminants sociaux et culturels d'une situation, lorsqu'il s'agit d'expliquer un comportement ? Pourquoi les personnes de droite rapportent-elles plutôt leur comportement à leur psychologie, à leurs propres actions, à leur volonté ou à leurs qualités et défauts personnels ?

La première possibilité est qu'il s'agit là de deux grands fonctionnements mentaux, attribuables à des tempéraments profonds acquis dans la prime jeunesse, voire sous l'influence de certains gènes. Mais aucun élément ne permet d'accréditer cette thèse. On ne naît pas de gauche ou de droite.

Le débat entre volonté propre et déterminisme social

Une seconde hypothèse est culturelle. Dans cette hypothèse, le raisonnement de gauche serait une tradition dont s'imprégneraient les sympathisants de gauche, au contact des idées et des formes de discours caractéristiques de cette sensibilité politique. Cette hypothèse paraît plausible, car plusieurs études ont montré que les sujets de gauche optent pour une explication situationnelle essentiellement lorsqu'on leur demande quelle est leur sensibilité politique, de sorte que leur appartenance (ils sont de gauche, par exemple) est rappelée : cette pensée activerait en eux des réflexes inhérents à leur sensibilité. Au contraire, quand on ne leur demande pas quelle est leur appartenance politique, leur explication est souvent, comme chez les électeurs de droite, de type individuel.

Dans une étude, faite à l'Université de Clermont-Ferrand, on demandait à des enseignants d'indiquer les raisons de l'échec scolaire d'un élève. Dans un cas, on précisait que leurs explications ne seraient pas divulguées, dans l'autre, qu'elles seraient publiées dans le journal de la Fédération des parents d'élèves (un journal syndical). Dans le premier cas, les enseignants ne firent pas référence à leur idéologie et recoururent surtout à des qualités et des dispositions individuelles (si l'élève est en échec, c'est parce qu'il n'est pas bon). Dans le second cas, la situation leur rappela leur référence idéologique, et ils firent appel à des attributions situationnelles (l'élève est en échec parce que son milieu et son histoire sociale ne sont pas favorables).

Dans une étude que nous avons menée auprès d'étudiants, nous avons aussi constaté que les différences d'explication entre étudiants de gauche et de droite n'apparaissaient que dans certaines conditions, notamment lorsqu'ils devaient s'exprimer sur des situations politiques complexes. Ainsi, on leur disait d'abord : « Pensez à un groupe politique en qui vous vous reconnaissez et en qui vous avez confiance. » Quelle que soit leur appartenance (de gauche ou de droite), ils utilisaient les mêmes termes dispositionnels (se rapportant à la psychologie des individus). En revanche, quand on leur disait : « Pensez à un groupe proche de vous, mais qui ne vous inspire guère confiance », ou au contraire « opposé à vos opinions, mais qui vous paraît néanmoins respectable », des différences apparaissaient. Dans ces conditions plus complexes (car elles présentent une contradiction), alors que les sujets qui s'étaient positionnés à droite continuaient à employer des termes dispositionnels, ceux de gauche passaient à une explication situationnelle, choisissant beaucoup de termes liés à l'appartenance sociale ou économique.

Comment l'interpréter ? Dans un contexte où naît un conflit psychique, les électeurs semblent faire appel aux références ancrées de leur appartenance politique, pour résoudre le conflit. Le type d'explication situationnelle propre à la gauche constituerait ainsi un mode de traitement de l'information que les sujets activent lorsqu'ils pensent explicitement au fait qu'ils sont de gauche. Lorsqu'ils n'y pensent pas, ils peuvent avoir tendance à préférer des explications individuelles, comme les électeurs de droite, ce qui laisserait supposer que ce type d'explication individuelle est l'explication par défaut, inhérente à notre fonctionnement mental de base. Cela soulève deux questions : pourquoi le mode cognitif de base fait-il appel aux explications individuelles ? Pourquoi les personnes de gauche développent-elles un style cognitif différent ?

Tout d'abord, le fait que nous ayons le plus souvent tendance à utiliser des explications de type individuel à propos des comportements de nos semblables résulte vraisemblablement de deux aspects : l'explication dispositionnelle est sans doute plus facile, plus rapide, en un mot plus « économique » pour le traitement cognitif, qu'une explication situationnelle demandant une analyse du contexte. Mais aussi, et surtout, la société est globalement individualiste dans son mode de pensée et tend à valoriser l'accomplissement personnel. C'est ce que – à la suite des psychologues sociaux Jean-Léon Beauvois et Nicole Dubois – on nommera la « norme d'internalité ».

Le discours de gauche comme signe de ralliement

Ce terme désigne le fait que, dans toutes les situations où nous sommes évalués par un agent qui a du pouvoir sur nous ou sur notre avenir, nous avons intérêt à nous montrer internes. C'est-à-dire à insister sur les causes dispositionnelles (qui renvoient à ce qu'il y a de plus interne chez nous), et à négliger les facteurs situationnels (externes à nous-mêmes). Autrement dit, il vaut mieux insister sur notre personnalité, notre motivation, nos qualités, voire nos défauts, que sur la situation ou encore la chance. Lorsque nous raisonnons suivant la « norme d'internalité », nous considérons les actes de chacun comme le résultat de ses actions personnelles, davantage que des circonstances.

Dans les sociétés libérales, la norme d'internalité semble plus forte que dans les sociétés plus collectivistes. En Europe et aux États-Unis par exemple, les agents de pouvoir (recruteurs, chefs d'entreprise) préfèrent les explications dispositionnelles lorsqu'ils ont à prendre une décision. Des études ont montré que, lors d'une phase de recrutement, on préfère un candidat qui commente les points positifs de son curriculum vitae en disant « Je suis doué pour cela, je suis compétent dans ce domaine », plutôt que celui qui dirait « Je suis arrivé à un moment où l'entreprise développait ce type de marché, et cela correspondait à mon savoir-faire ». Le discours sur la valeur intrinsèque est favorisé. Il y a donc de fortes chances que, pour cette raison, nous ayons tous tendance à privilégier les explications individuelles.

Mais reste une question fondamentale : pourquoi les sympathisants de gauche développent-ils, au terme d'un processus d'apprentissage inhérent à leur appartenance politique, un autre type de traitement cognitif, qui ne s'active que lorsque leur appartenance « de gauche » leur vient à l'esprit ? L'enjeu est ici identitaire. Au cœur du fait politique, il y a la formation et l'opposition de groupes et de coalitions, de même que l'identification des membres au sein de ces coalitions. Sur la base de la théorie de l'identité sociale des psychologues américains Henri Tajfel et John Turner, on peut penser que la définition de soi-même passe par les groupes auxquels on appartient (groupes d'âge, de sexe, de géographie, de profession, de religion, de syndicat…). Le fait que ces groupes soient valorisés nous confirme dans notre appartenance : nous pensons avoir raison d'appartenir et de nous réclamer de ce « bon » groupe. Le fait que les groupes auxquels nous n'appartenons pas soient dévalorisés nous confirme également dans notre appartenance : nous sommes convaincus d'avoir raison de ne pas appartenir ni de nous réclamer de ce « mauvais » groupe.

Nous assumons pour cette raison les attentes, les représentations et les stéréotypes liés à nos groupes d'appartenance ; à cet égard, la forme du discours est déterminante non seulement pour se reconnaître au sein d'un même camp, mais aussi pour reconnaître les autres camps et s'en démarquer. À l'échelle des partis et des familles politiques, le type de discours en vigueur se doit ainsi d'être relativement homogène et identifiable, quoi qu'en disent les dirigeants partisans d'une « pluralité des discours et des avis ». Le type de mots employés, mais également le style cognitif, constituent des signes de ralliement nécessaires à la survie du groupe. Dès lors, adopter un « discours situationnel » lorsqu'on est membre d'un parti de gauche permet de montrer que l'on est bien de ce parti et d'être reconnu immédiatement comme tel par les pairs.

La plupart des relations entre les individus portent donc la marque de l'un ou l'autre de ces multiples groupes. Communiquer devient alors un échange entre des individus porteurs d'appartenances. Nous le savons tous par notre expérience quotidienne : lorsqu'une conversation de salon touche à la politique, des tabous implicites nous interdisent de demander ouvertement à un voisin de table, à une connaissance, voire à un collègue ou à un client, s'il est de droite ou de gauche. Malgré tout, il est important de le savoir pour ne pas le froisser, et l'on ne s'exprimera pas de la même façon avec lui selon qu'il est de droite ou de gauche. Dès lors, le type de discours que l'on identifie chez cette personne permet de percevoir son appartenance. Si elle se livre à des analyses de type situationnel (« Il y a trop d'inégalités dans la répartition des richesses et des ressources, les jeunes délinquants vivent dans les conditions difficiles des zones de banlieue, sont issus de familles déstructurées, ont souffert de carences affectives de la part de leur entourage, etc.), nous aurons le sentiment qu'elle est de gauche, et si ses propos font la part belle au dispositionnel (« Ces individus sont tentés par l'argent facile, s'adonnent régulièrement à l'alcool ou à la drogue, souffrent d'impulsivité ou d'instabilité émotionnelle, rejettent les voies ordinaires de l'intégration... »), on en déduira qu'elle est de droite. Là encore, la ligne de démarcation entre discours dipositionnel et situationnel est utile pour la vie sociale et pourrait avoir subsisté pour cette raison.

Quel avenir pour l'alternance ?

Il semble donc que le mode cognitif propre aux électeurs de gauche, à savoir le fait de privilégier les explications situationnnelles d'un événement donné, soit un héritage culturel qui, constitué lors d'épisodes clés de l'histoire politique, se transmet comme un signe de ralliement et contribue à l'existence d'un camp politique à part entière. Bien évidemment, pour qu'un tel mode cognitif soit transmis, il faut un travail d'apprentissage et un minimum d'engagement politique de la part de l'électorat. Or cet engagement diminue, notamment à cause d'une évolution de l'image des politiques dans les médias : leur présence de plus en plus fréquente sur les plateaux des chaînes de divertissement s'accompagne d'un discours égocentré, qui a été mis en parallèle avec un faible niveau d'engagement politique de la part du téléspectateur. Dès lors, puisque la spécificité cognitive de la gauche (l'approche situationnelle et non individuelle) est moins mise en avant, il n'est peut-être pas très étonnant qu'elle transparaisse moins dans le discours actuel et brouille le repérage des oppositions pourtant indispensable pour que le débat politique s'engage. Cela ne signifie pas tant que le clivage droite–gauche est dépassé, mais que l'un des modes de pensée a, finalement, phagocyté l'autre : il ne faut pas prendre la pression d'une idéologie dominante pour la fin des idéologies. 

Pascal Marchand

Pascal Marchand est professeur de psychologie sociale au LERASS / IUT Information et communication, à Toulouse.

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Références

J.-L. Beauvois, Les illusions libérales, individualisme et pouvoir social : petit traité des grandes illusions, Presses Universitaires de Grenoble, 2005.

M. Bromberg et A. Trognon, Psychologie sociale et communication, Dunod, 2004.

P. Marchand, Psychologie sociale des médias, Presses Universitaires de Rennes, 2004.

P. Moliner, La dynamique des représentations sociales, Presses Universitaires de Grenoble, 2001.

N. Dubois, La norme d'internalité et le libéralisme, Presses Universitaires de Grenoble, 1994.

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